La morale
Publié le 15/04/2023
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La morale
La morale relève du domaine pratique, c’est-à-dire de l’action (qui se dit praxis, en grec).
Quand je
me trompe dans un calcul mathématique, je ne fais rien d’immoral, je commets tout simplement une
erreur.
Mais quand je conduis trop vite et que j’écrase quelqu’un (et même si je n’écrase personne),
quand je trompe ma femme ou un ami, quand je vole, viole ou assassine, je commets une faute
morale : l’effet évident de mon action est que je lèse quelqu’un : je lui cause un préjudice.
La
morale est donc un ensemble de règles, de principes, de préceptes, de commandements, qui
encouragent et louent les actions dites vertueuses (conformes à la morale), et dissuadent
d’entreprendre les actions contraires à la morale (immorales), qui sont l’objet du blâme et de la
réprobation.
D’un côté la morale enjoint, elle exhorte, mieux, elle ordonne, et dit : « Fais ceci » ; et
de l’autre, elle interdit : « Ne fais pas cela ».
On appelle conscience morale cette voix intérieure qui
nous fait connaître la qualité morale de telle action, son caractère vertueux ou vicieux.
Il n’y aurait
qu’à la consulter pour savoir.
Ainsi, pour des philosophes comme Rousseau, Kant ou Alain, point
besoin d’être philosophe ni savant, point besoin même d’être intelligent pour savoir ce qui est bien
ou mal.
Où en serait l’humanité, s’il était si difficile de le savoir ? Certains prétendent même que la
conscience morale n’a pas besoin d’être interrogée : c’est d’elle-même qu’elle m’avertirait que telle
action que je m’apprête à commettre est indigne, mesquine, indécente, ignoble ou tout simplement
injuste.
Ainsi Socrate avait son démon intérieur, une espèce de génie personnel qui, selon ses
propos, n’intervenait que pour le détourner de certaines actions.
En effet, quand tout va bien, quand
je ne heurte ni ne bafoue la morale, par exemple quand je mange des chips ou que je tape
innocemment dans un ballon, quand me je gratte le nez ou que je lis un livre, ma conscience morale
n’est nullement en éveil, elle n’est pas concernée.
C’est seulement quand j’envisage de tromper
quelqu’un, de le dépouiller, de profiter de sa faiblesse ou de ne pas lui rendre ce que je lui ai
emprunté, que ma conscience me rappelle à l’ordre.
Peut-être certains individus, particulièrement
dangereux pour la société, sont-ils dénués de conscience morale.
Ils savent bien ce qu’on caractérise
comme bien ou mal, mais aucune voix ne leur dit : « C’est mal, donc ne le fais pas.
» Pour le
commun des mortels, c’est-à-dire pour l’immense majorité des hommes, la conscience morale les
arrête avant de mal agir, ou du moins freine ou retarde leur action.
C’est ce qu’on appelle le
scrupule.
Certes, même si j’ai été averti par ma conscience que j’entreprends un forfait (une
mauvaise action), je peux le commettre quand même.
On dira que je suis sans scrupule, si mon
action n’a été nullement freinée.
En revanche, si j’ai hésité, si j’ai atténué mon acte, si j’en conserve
après coup une forme de mauvaise conscience, alors, même si le scrupule ne m’a pas étouffé, je
suis, comme on dit, récupérable.
Peut-être m’amenderai-je (me corrigerai-je), peut-être me
repentirai-je, peut-être ne recommencerai-je plus.
Avant l’acte, la conscience morale se manifeste
par le scrupule ; après l’acte, par le remords.
De même que le scrupule est un sentiment désagréable
qui me rend mon forfait plus difficile, de même le remords est la conscience douloureuse (elle
mord, d’où son nom) d’avoir mal agi.
Bien sûr, il nous arrive parfois de mal agir, en connaissance
de cause.
Nous savons que c’est mal, ou nous nous en doutons, et pourtant nous le faisons quand
même.
C’est que le désir, ou la rancune, ou la colère, ou quelque autre passion, était plus forte que
le commandement moral.
Ainsi je peux voler, tout en sachant que c’est mal, et même en ayant peur
de me faire prendre.
Avouons en effet que ce qui retient les hommes de commettre le mal, ce n’est
pas toujours leur conscience morale, mais la crainte d’être pris en flagrant délit, ou même
longtemps après, et d’être puni : d’abord par la réprobation des autres (qui vont nous juger
lamentable, ignoble, mesquin, vil), puis, éventuellement par un châtiment ou une sanction plus
concrète : être privé de dessert, perdre ses amis, être mis au ban de la société (être banni).
L’homme
peut donc très bien, même lorsqu’il a des scrupules, passer outre, et faire le choix du mal.
Car tel est
le mot essentiel : nous avons le choix.
La conscience morale, en nous disant « tu dois » ou « tu ne
dois pas » (on devrait même dire, pour lever toute ambiguïté : « tu dois ne pas »), ou même parfois,
en cas de moins grand péril pour la morale, « tu devrais » ou « tu ne devrais pas », bref, en nous
signifiant un commandement ou du moins une recommandation, s’adresse en réalité à notre libre
arbitre.
Cet ordre que je reçois, je peux toujours y désobéir.
C’est toute la différence entre une
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contrainte morale, qu’on doit appeler obligation, et une contrainte physique, à laquelle je ne peux
me soustraire1.
Quand la morale dit : « Tu dois assister cette personne en danger » ou « Tu dois
donner à manger à cet homme qui meurt de faim », on peut toujours choisir de passer son chemin
(quitte à devoir pour cela étouffer la voix intérieure en essayant de se persuader qu’on a mieux à
faire, qu’on est pressé, qu’on n’a pas les moyens, ou que l’autre, s’il avait été à notre place, nous
aurait lui aussi laissé crever), alors que quand la nécessité physique nous force à grandir, à tomber, à
vieillir ou à mourir, nous n’y pouvons rien.
La morale est donc constituée d’ordres auxquels on peut
désobéir.
Comme si elle disait : « Tu dois, mais c’est toi qui vois.
» C’est pourquoi on est toujours
responsable.
Le choix décisif, la décision, dépend toujours de nous.
Sur ce thème, voir le texte suivant, écrit par André Comte-Sponville.
______________________
Nous reproduisons ci-dessous un chapitre du beau livre d’André Comte-Sponville2 intitulé
Présentations de la philosophie (Albin Michel, 2000).
C’est le chapitre qu’il consacre à la morale3.
« La morale
"Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un
imbécile satisfait.
Et si l'imbécile ou le porc sont d'un avis différent, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de
la question : le leur.
L'autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés."
John STUART MILL.
On se trompe sur la morale.
Elle n'est pas là d'abord pour punir, pour réprimer, pour condamner.
Il y
a des tribunaux pour ça, des policiers pour ça, des prisons pour ça, et nul n'y verrait une morale.
Socrate est mort en prison, et plus libre pourtant que ses juges.
C'est où la philosophie commence,
peut-être.
C'est où la morale commence, pour chacun, et toujours recommence : là où aucune
punition n'est possible, là où aucune répression n'est efficace, là où aucune condamnation, en tout
cas extérieure, n'est nécessaire.
La morale commence où nous sommes libres : elle est cette liberté
même, quand elle se juge et se commande.
Tu4 voudrais bien voler ce disque ou ce vêtement dans le magasin...
Mais un vigile te regarde, ou
bien il y a un système de surveillance électronique, ou bien tu as peur, simplement, d'être pris, d'être
puni, d'être condamné...
Ce n'est pas honnêteté ; c'est calcul.
Ce n'est pas morale ; c'est précaution.
La peur du gendarme est le contraire de la vertu, ou ce n'est vertu que de prudence.
Imagine, à l'inverse, que tu aies cet anneau qu'évoque Platon, le fameux anneau de Gygès, qui te
rendrait à volonté invisible...
C'est une bague magique, qu'un berger trouve par hasard.
Il suffit de
tourner le chaton de la bague vers l'intérieur de la paume pour devenir totalement invisible, de le
1
La contrainte morale caractérise autant la morale que la loi (humaine).
Je peux autant contrevenir à la loi que je
peux contrevenir à un commandement moral.
La justice comme la morale impliquent donc la liberté.
Ce qui les
distingue, dans le texte de Comte-Sponville qui suit, c’est que dans la morale, je suis mon seul juge.
Je peux très
bien ne pas être poursuivi en justice, ni être sanctionné, soit parce que je n’ai pas été pris, soit parce que mon
comportement a été, non pas illégal (comme tuer), mais seulement immoral (comme tromper la confiance de
quelqu’un).
Dans ce cas, il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue moral, je me juge coupable.
Celui qui
n’aurait aucun sens de la culpabilité n’aurait aucune conscience morale.
2
André Comte-Sponville est un philosophe français, contemporain et vivant, c’est aussi un grand professeur
d’université qui a publié de nombreux livres, et qui en a vendu beaucoup ! Il est sans doute, avec Michel Onfray, le
philosophe français vivant qui a le plus....
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