Y a-t-il un sens à parler, chez l'homme, d'un comportement inhumain ?
Extrait du document
«
L'histoire abonde en exemples de comportements que l'on qualifie volontiers d'inhumains — du génocide indien au
Pérou aux camps de concentration.
Ces comportements ont pourtant été effectués par des hommes, et il convient
de se demander s'il y a quelque sens à qualifier d'inhumain le comportement d'un homme.
Pendant des siècles, la mentalité occidentale a implicitement admis qu'elle possédait les seules normes légitimes du
comportement humain.
Être un homme nécessitait un certain nombre de qualités (homme libre et non esclave,
masculin plutôt que féminin, d'héritage grec ou judéo-chrétien plutôt que «sauvage», etc.) dont l'absence pouvait
être perçue comme un indice d'inhumanité.
Ainsi le «sauvage» ou le «barbare» (celui qui ne parle qu'un langage
d'oiseau) pouvait-il être rejeté hors de l'humanité normale — et son comportement (son mode de vie, sa morale —
l'anthropophagie par exemple — ses coutumes) ne pouvait-il qu'être qualifié d'inhumain, et donc à corriger (par des
voies plus ou moins expéditives: christianisation forcée, esclavage, extermination).
C'est en ce sens qu'Aristote pouvait affirmer que, pour les Grecs, réduire les barbares en esclavage était bien un
devoir, puisque c'était le seul moyen de les faire sortir de leur inhumanité (presque animalité) naturelle.
On oublie trop souvent que, symétriquement, l'occidental ne manquait pas d'apparaître également «inhumain» aux
yeux de ceux qu'il qualifiait de barbares.
Lévi-Strauss rapporte que, visitant une tribu amazonienne, il ne fut d'abord
pas considéré comme un être humain authentique, puisqu'il n'était pas tatoué.
De ces incompréhensions réciproques, on peut retenir un premier sens du qualificatif « inhumain » : il désignerait ce
qui ne correspond pas à mes normes, à ma définition implicite de ce que doit être un homme authentique.
Pour échapper à de telles situations, on peut être tenté de verser dans un
relativisme complet, et d'admettre que tout comportement d'un homme est nécessairement humain, si scandaleux
puisse-t-il sembler aux yeux de certains.
Mais on sait à quel obstacle logique se heurte cette position: le relativiste,
qui admet que tout se vaut puisque tout se justifie culturellement, ne peut même pas se défendre contre celui qui
soutient un avis contraire.
Si tout est humain, les camps d'extermination nazis ne sont plus criticables, tout au plus
pourra-t-on regretter qu'ils aient été liés à une définition sans doute trop étroite de ce que doit être l'homme, mais
ils ne constituent rien d'autre, dans cette optique, que la conséquence ultime de toute définition.
S'il est rare qu'on aille jusqu'à soutenir de telles positions — parce qu'il est admis par à peu près tout le monde que
les camps d'extermination constituent un scandale unique dans l'histoire, les choses semblent plus acceptables dès
que l'on s'intéresse à des cas en apparence moins graves: pourquoi devrait-on par exemple critiquer l'excision telle
qu'elle se pratique dans les sociétés africaines puisqu'elle correspond à une tradition culturelle? ou de quel droit me
mêlerais-je de trouver qu'il y a dans la prostitution des enfants philippins quoi que ce soit d'inhumain dès lors que le
gouvernement la tolère, que les parents en vivent tout en la déplorant officiellement, et que les touristes y trouvent
leur plaisir?
Alors qu'au procès de Nuremberg on a mis au point la notion de «crime contre l'humanité», on sait combien elle reste
délicate à appliquer, sinon discutable en raison même des conditions de son élaboration.
Ainsi se trouve-t-on face à deux situations extrêmes : d'un côté, l'accusation d'inhumanité se dilue dans
l'incompréhension réciproque, de l'autre l'affirmation du relativisme, outre qu'elle se condamne à l'inefficacité morale,
finit par supprimer tout sens au qualificatif d'inhumain — sauf si quelque réaction affectivo-morale vient la perturber
face à ce qu'elle ne peut s'empêcher de considérer comme un scandale.
Retour au sens premier: serait inhumain, non pas ce qui est indigne de l'homme, mais ce qui contredit l'humanité ou
son concept.
La référence philosophique qui s'impose est ici la morale kantienne et la maxime selon laquelle il convient de
considérer l'humanité «jamais comme un moyen, toujours comme une fin».
Peut alors être qualifié d'inhumain tout comportement qui, bien que relevant de la volonté d'un homme ou d'un
groupe humain, ne respecte pas cette exigence.
L'inhumain apparaît dès que, et si peu que ce soit, une personne
est utilisée pour satisfaire des désirs, des intérêts, des pouvoirs quels qu'ils soient.
Ce qui revient à définir le comportement inhumain par le non-respect de la personne humaine, à condition de donner
à celle-ci son sens plein: elle représente à elle seule l'humanité dans son ensemble.
Sujet : En quoi peut-on parler d'un comportement inhumain ?
L'inhumain c'est le non humain, celui qui n'obéit pas en somme aux règles, aux valeurs, voire aux croyances de
l'humanité.
Mais paradoxalement nous ne saurions qualifier sans pléonasme un comportement animal d'inhumain,
c'est donc que l'inhumain est toujours rapporté à l'homme.
Mais comment quelque chose dans l'homme pourrait-il
être inhumain ? Si nous caractérisons un individu d'inhumain ne lui ôtons-t-on pas par là une qualité qu'il est
pourtant sensé toujours disposé parce qu'il est justement homme ? En ce sens l'inhumain peut-il réellement émerger
de l'humain ? D'autre part face à la pluralité des valeurs et des cultures sommes-nous réellement à même de définir
ce qui relève de l'humain et donc de l'inhumain ? Enfin, si nous sommes capables d'être inhumain n'est-ce pas qu'il y
a une inhumanité de l'homme autant qu'une humanité de l'homme ?
L'inhumain ce n'est que l'étranger
Montaigne explore la variété des coutumes et des croyances susceptible d'enrichir à l'infini son image de l'homme.
Or, selon lui si l'on considère les hommes réels c'est la puissance de la coutume qui devient manifeste : « ici on vit
de la chair humaine, là c'est office de pitié de tuer son père en certain âge ; ailleurs les pères ordonnent des
enfants encore au ventre des mères, ceux qui veulent être nourris et conservés, et ceux qui veulent être
abandonnés et tués… », Les Essais, Livre 1, Chapitre 23..
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