Y a-t-il un sens à juger une oeuvre d'art du point de vue moral ?
Extrait du document
«
Le beau se rapporte au jugement de goût et provoque le sentiment esthétique.
Ce qui est moral se rapporte aux
jugements de valeur éthique, c'est-à-dire au bien et au mal, au juste et à l'injuste, etc.
En quel sens ces deux
sphères, l'esthétique et l'éthique, peuvent-elles correspondre ? L'oeuvre d'art correspond au désintéressement
propre à l'esthétique : l'oeuvre d'art n'a pas de fin utile ; en ce sens elle est désintéressée, car relevant du domaine
de la contemplation.
Au contraire, le point de vue moral suggère l'idée de fins pratiques, d'actions.
Le problème est
donc de savoir si lier esthétique et éthique a un sens, et lequel.
[1- L'oeuvre d'art lie à la fois beauté et bien]
Platon et la culture grecque :
— Beauté et morale sont indissociables : cf.
dialectique de l'amour dans Le Banquet : de la beauté d'un corps, on
s'élève à la beauté de tous les corps, pour accéder ensuite à la beauté de l'âme, beauté spirituelle qui connaît le
bien ; pensez à l'expression : « avoir une belle âme ».
Diotime : « Celui qu'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir contemplé les belles choses dans
une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d'une nature merveilleuse, beauté
éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, beauté qui n'est
point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un
autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui ne se présentera pas à
ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni
comme une science, [...] la vraie voie de l'amour, qu'on s'y engage de soi-même ou qu'on s'y laisse conduire, c'est
de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par
échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions
aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la science de la beauté
absolue et pour connaître enfin le beau tel qu'il est en soi.
»
Platon, Le Banquet, trad.
E.
Chambry, Flammarion
Ce que défend ce texte:
Cet extrait du Banquet de Platon s'ouvre sur le discours de Diotime, prêtresse (sans doute imaginaire) de Mantinée,
qui doit révéler à Socrate les mystères de l'amour.
Le terme « mystère » doit d'ailleurs être pris ici au sens fort car
cette scène évoque ce genre d'initiation que les Grecs connaissaient, comme dans les mystères d'Éleusis par
exemple, où les initiés parvenaient finalement à une ultime révélation et contemplation mystique après toute une
série d'étapes préparatoires.
Toutefois, malgré le parallèle sur lequel joue Platon dans cette scène, il ne s'agit pas ici
d'une révélation mystique mais d'un mouvement graduel et philosophique (ou « dialectique ») vers l'Idée du Beau,
dans toute sa pureté.
Ce mouvement doit nous révéler qu'à son stade ultime, l'amour aboutit à la contemplation de
cette Idée.
L'amoureux est, en définitive, toujours amoureux du Beau absolu, à travers l'attraction qu'il éprouve pour
ses incarnations sensibles, que ce soit la beauté des corps, des âmes ou des connaissances, et où il ne perçoit
encore que confusément la splendeur de l'Idée qui se révèle dans tout son éclat hors de toute participation à la
matière.
Ces derniers exemples forment d'ailleurs les degrés successifs qui nous rapprochent progressivement de
l'Idée pure : « la vraie voie de l'amour [...] c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette
beauté surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps
aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences ».
L'amoureux qui atteindra cette Idée est donc celui
qui s'affranchira graduellement de sa participation à la singularité des corps sensibles et l'embrassera dans toute sa
généralité, avec à chaque fois plus d'ampleur et à un niveau toujours plus abstrait.
C'est pourquoi l'amour des belles
sciences, qui vient après celui des beaux corps est un progrès vers la connaissance de l'Idée, puisque les sciences
sont intelligibles et moins incarnées dans la matière que les corps.
Le dernier degré de l'amour, celui que peut atteindre par exemple le philosophe, amoureux du Bien et du Beau,
puisque son titre signifie précisément « amoureux de la sagesse », est celui où l'on pourra enfin contempler le Beau
dans toute sa pureté intelligible.
Cette dernière expression signifie que cette contemplation se fera non pas avec
l'oeil mais avec l'esprit ou, comme l'écrivait Platon, avec l'intelligence ou « oeil de l'esprit ».
Il contemplera alors une
réalité qui ne possède aucun des caractères de la matière sensible, une « beauté qui ne se présentera pas à ses
yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle ».
Elle ne se présentera pas même «
comme un raisonnement, ni comme une science », lesquels, malgré leur abstraction, restent encore trop pris dans le
domaine du sensible auquel ils se réfèrent.
Cette beauté, purement intelligible, nous permet enfin de sortir de la
relativité des jugements que ses incarnations sensibles suscitaient auparavant.
Alors que la beauté des corps est
toujours relative à ce à quoi on la compare, comme l'avait montré le dialogue de Platon intitulé Hippias (la beauté
d'un humain est relative à celle d'autres humains et inférieure à celle d'une déesse), il se trouve aussi toujours des
personnes pour affirmer laid ce qu'une autre trouvera beau.
Or, la beauté intelligible échappe à cette relativité car
elle n'est pas matérielle : « beauté qui n'est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en
un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour
ceux-là ».
On dira alors qu'elle n'est pas relative mais absolue.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Ce discours de Diotime décrit une expérience qui n'est pas sans rappeler l'ascension de l'esprit vers l'Idée du Bien.
»
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