Y a-t-il des concepts proprement philosophiques ?
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Demander s'il y a des concepts proprement philosophiques c'est vouloir d'une certaine manière, prendre la mesure de la philosophie :
est-elle une discipline qui parle un langage commun ou produit-elle, à l'occasion, son propre vocabulaire ? N'est-ce pas de là, de sa
technicité, de ce qu'elle possède justement ses propres termes, qu'il est difficile de pénétrer dans la philosophie ? S'il y a des concepts
seulement philosophiques, est-ce le signe d'un repli, de la philosophie sur elle-même, ou bien d'une tentative, qu'elle partagerait peutêtre alors avec l'art, d'exprimer plus que ne le permet le langage commun ? Mais cet excès du vocabulaire philosophique sur celui de la
doxa est il nécessaire à toute entreprise philosophique, autrement dit la philosophie n'a-t-elle lieu que dans la rupture avec le langage
du sens commun ? En réalité sortir du langage ce n'est pas ce qui intéresse le philosophe, ce qui l'occupe c'est de forcer celui-ci, de lui
donner la forme même de sa pensée.
I- La création de concepts est une part de l'activité philosophique.
L'histoire de la philosophie témoigne de l'inventivité des auteurs pour ce qui est de créer des concepts.
Soit le philosophe
reprend un terme commun et lui donne un nouveau sens, se l'appropriant, ou bien il invente ses propres mots.
Ce qu'on traduit par
« idée » chez Platon correspond à l' « Eidos » qui signifiait d'abord les traits du visage et aussi le genre ou l'espèce, Platon l'a repris
dans un sens encore plus abstrait, celui d'idée : par exemple l'idée de table c'est une table sans déterminations particulière et donc
impossible à se représenter mais dont relèvent toutes les tables particulières.
La philosophie allemande est sans doute la plus féconde dans la création de concepts, et éclaircir le sens de termes comme
aufheben (à la fois dépasser et conserver) , Dasein (ce qui constitue l'être de l'homme) , ou Abschattungen (les esquisses par lesquelles
se donne l'objet perçu) revient déjà à se confronter aux pensées de Hegel, Heidegger ou Husserl.
Autrement dit la langue n'est plus le
véhicule d'une pensée mais est prise directement dans la pensée, l'expression ne s'embarrasse plus de périphrase ou de métaphore
mais se forme à même le mot qui devient proprement philosophique.
Dans Qu'est-ce que la philosophie Deleuze expose une conception de ce qu'est l'activité philosophique : c'est créer des
concepts.
Le concept est au philosophe ce que la fonction est au mathématicien ou ce que ses lignes sont au peintre.
Il y a donc une
dimension de composition dans la philosophie qui correspond à un travail de la langue, on avance dans la pensée en avançant dans la
langue.
II-Informer le langage.
Sans poser un monde des idées qui serait au-delà du langage et des idées qui chercherait à s'incarner dans des mots déjà
disponibles, il faut reconnaître qu'il existe des hiatus dans le langage, des insuffisances, des creux à combler mais qui ne se comblent
que par une avancée du langage sur lui-même.
L'idée n'excède donc la langue que le temps de construire un nouveau mot.
Mais le philosophe n'est pas roi au sens ou il dominerait sa langue et l'informerait à volonté, sa pensée ne vole pas au dessus
des mots et si elle peut pousser à en créer de nouveaux elle est en générale toujours déjà prise dans le langage commun.
Dans le
Dictionnaire européen des philosophes Badiou montre (à l'article « français ») que les genres philosophiques sont à mettre en rapport
avec les langues, ainsi l'anglais est la langue de l'empirisme (Locke, Hume) notamment parce que c'est une langue descriptive,
nuancée.
Le français une langue politique parce que le vocabulaire est pauvre et que la syntaxe, la persuasion y est donc primordiale.
Un philosophe comme Merleau-Ponty insiste sur le fait qu'il n'y a pas de hiatus entre la pensée et le langage, que nous sommes
toujours déjà pris dans l'étoffe de la langue et qu'il est naïf de distinguer un monde de la pensée et
un monde de la langue.
Pourtant il est intéressant de lire ses notes de travail (publiées à la suite
du Visible et l'invisible et qui devaient en constituer l'achèvement), elles témoignent en effet de la
difficulté de l'auteur pour exprimer ses pensées dans sa propre langue, il est obligé de passer par
l'allemand et même d'improviser en allemand pour travailler sa pensée.
III-Le concept et le problème de la nouveauté.
Une part de l'activité philosophique consiste à annuler les préjugés, à faire table rase de
l'opinion (cf le début du chapitre « l'image de la pensée » in Différence et répétition), bref à se
heurter au problème du commencement.
Or il est significatif qu'aujourd'hui (et Deleuze le déplore
dans Qu'est-ce que la philosophie ) ce soit la publicité qui se soit emparé du mot « concept » et
l'utilise à tour de bras.
En effet, l'idée de concept est liée dans l'esprit du publicitaire à la quête de
nouveauté.
Il faut y voir une marque de la philosophie dont les concepts ont toujours parus en
avant du langage, disant toujours déjà autre chose que ce qui avait déjà été dit.
Même des philosophies qui ne nous semblent pas du tout inventives dans les mots qu'elles
emploient peuvent avoir apporté de la nouveauté à leur époque.
Par exemple, rien de plus plat
que les phrases d'un Auguste Comte, rien que des mots banals, or c'est lui qui invente des termes
devenus depuis banals, « sociologie », « consensus », « biologie ».
Dans ce cas les concepts ne
sont pas proprement philosophiques, mais en général le vocabulaire philosophique sort plutôt de
l'usage commun, justement parce que l'activité philosophique a partie liée au problème du
commencement, or comment commencer vraiment si l'on est déjà pris dans les rets dans langage
rebattu ?
On peut dire que l'usage par la publicité du terme « concept » renvoie à un glissement, du problème du commencement pour le
philosophe on est passé à celui de la nouveauté pour le publicitaire, du problème de l'expression à celui de la séduction.
Conclusion :
L'invention de concepts est donc une nécessité pour le philosophe, car penser se fait toujours en marge, « parler en étranger
dans sa propre langue » dit Deleuze ( Dialogues, partie I).
Echapper au prêt-à-porter du langage (le mot est de Bergson) est possible
par le détour d'une invention de concepts, chaque grande philosophie a en propre son vocabulaire.
Cela signifie aussi qu'il n'y a pas de langue philosophique en général, passer de la lecture d'un philosophe à un autre exige
toujours un effort, il y a une hétérogénéité, une richesse des moyens d'expression en philosophie..
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