Vivre en société empêche-t-il de penser par soi-même ?
Extrait du document
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La société désigne un ensemble d'individus liés par des relations d'interdépendance.
On peut penser que l'homme est d'une certaine manière
contraint de vivre en société, dans la mesure où celle-ci lui assure une sécurité et lui permet de se procurer des biens qu'il ne pourrait obtenir s'il vivait
isolé.
C es avantages de la société pour l'individu peuvent cependant aller de pair avec une menace pour son indépendance, dans la mesure où l'individu
serait soumis au système de valeurs, aux opinions et aux goûts qui prévalent dans la société dont il fait partie.
Faut-il alors penser que le fait même de vivre
en société constitue un obstacle à la possibilité de constituer, nous-mêmes et librement, notre propre pensée ? Il serait dans cette hypothèse nécessaire
que la société rende en quelque sorte les individus suffisamment semblables les uns et aux autres pour leur permettre de vivre ensemble, ceci s'exerçant au
détriment de leur originalité propre, mais aussi de leur liberté, dans la mesure où la vie en société exige de restreindre partiellement sa liberté, et donc peutêtre aussi sa liberté de penser.
Cependant, ne peut-on au contraire penser que la société, en tant que lieu de la culture et de la transmission des valeurs,
est ce qui permet à l'individu d'apprendre à penser, en lui offrant les éléments nécessaires à son éducation ? Penser par soi-même doit-il alors être perçu
comme le devoir de tout individu vivant en société, ou bien penser par soi-même relève-t-il d'une illusion, l'homme ne pouvant penser qu'à travers une
culture et une société ? Après avoir vu que penser totalement par soi-même est une illusion lorsque l'on vit en société, nous verrons que la société est ce
qui nous fournit les moyens d'apprendre à penser par nous-mêmes, avant d'affirmer que penser par soi-même signifie un engagement qui est un devoir pour
être à la hauteur de notre liberté.
1° Penser par soi-même est une illusion lorsque l'on vit au sein d'un groupe
On peut penser qu'il existe des sociétés qui empêchent les individus de penser par eux-mêmes au sens où leur système politique réprime toute
volonté d'indépendance et d'opposition au pouvoir en place.
Mais il s'agit ici de se demander si ce n'est pas le fait même de vivre en société, quelle que soit
la manière dont cette société est gouvernée, qui pourrait constituer un obstacle à la pensée individuelle, non parce qu'elle la réprimerait positivement, mais
parce qu'elle la conditionnerait par son existence même.
C'est ainsi que l'on peut interpréter la perspective adoptée par Lévi-Strauss dans Le totémisme
aujourd'hui : selon cette perspective, lorsqu'un homme est membre d'un groupe, il n'agit pas conformément à ce qu'il ressent comme individu, mais ce qu'il
ressent est fonction de la manière dont la société lui permet ou lui prescrit de se conduire.
Les sentiments internes des membres du groupe sont ainsi
engendrés par les coutumes de la société.
En ce sens, la société, par le fait même qu'elle met en jeu des normes pour permettre la vie en commun, des
valeurs et des coutumes, détermine les pensées individuelles.
Même si l'individu n'en a pas conscience, ce qui lui paraît penser par lui-même est alors en
réalité conditionné par ce que la société prescrit, permet et valorise.
2° La société comme lieu de la culture est nécessaire à la formation par l'homme de sa propre pensée
Pour Kant, l'homme ne peut devenir homme que par l'éducation, qui le fait passer d'un état proche de l'animalité à
une existence proprement humaine, en perfectionnant sa nature.
La véritable humanité consiste à pouvoir penser par
soi-même, et l'homme doit pour cela apprendre à diriger sa pensée, car la nature ne l'a pas doté de facultés
accomplies : celles-ci doivent être cultivées pour que l'homme puisse former son jugement.
La culture constitue ainsi
une part importante de l'éducation, qui nous donne matière à penser et nous apprend également l'habileté.
C ette
éducation à la culture, qui prend place au sein de la société et est permise par elle, doit permettre à l'homme de vivre
dans cette société et de transmettre ensuite à ses enfants la formation qui leur permettra de penser à leur tour leur
société.
C'est donc la société qui donne à l'homme les moyens d'apprendre à penser par lui-même et donc, de pouvoir
penser cette société et ses contemporains sans se laisser diriger de l'extérieur par l'opinion du plus grand nombre.
En
quelque sorte, on peut ainsi dire que la société ne nous empêche pas de penser par nous-mêmes, au sens où elle nous
donne les moyens d'apprendre à le faire, mais qu'il est nécessaire de faire cet effort d'apprentissage pour pouvoir
conserver un regard personnel sur la société, en appliquant ainsi à elle ce qu'elle nous a permis d'apprendre.
3° Penser par soi-même est un devoir pour l'homme vivant en société
On peut dire que même si la société nous donne, par la culture et l'éducation, les moyens d'apprendre à penser
par nous-mêmes, la présence de valeurs et d'opinions dominantes qui vont de pair avec toute société peuvent rendre
difficile une véritable pensée individuelle.
Ne peut-on pas dire alors que penser par soi-même, lorsque l'on vit en
société, n'est pas uniquement ne pas se laisser contaminer de l'extérieur par le plus grand nombre, mais consiste à
s'engager positivement pour contribuer aux valeurs de cette société par notre propre pensée ? Sartre, dans sa
perspective existentialiste, pense ainsi l'engagement au sein de la société comme
un devoir.
La société tend à rendre difficile de penser par soi-même, mais notre statut d'êtres libres nous commande de
le faire, car cette existence d'êtres libres va de pair avec une responsabilité envers nos choix et nos actes.
A celui qui
s'engage selon ses convictions en pensant par lui-même et en choisissant de faire contribuer cette pensée à la société,
s'oppose celui qui se réfugie dans le confort des valeurs et opinions toute faites que lui fournit la société, et s'invente
des excuses pour ne pas penser par lui-même, alors que rien ne l'en empêche véritablement.
La question de penser par
soi-même lorsque l'on vit en société ne se pose pas alors comme une possibilité, mais comme une obligation pour
quiconque veut mener une existence d'homme, c'est-à-dire libre et responsable.
Conclusion
On peut tout d'abord penser que même dans les sociétés qui n'empêchent pas positivement leurs membres de
penser par eux-mêmes, une pensée totalement indépendante de la société est impossible, dans la mesure où la
présence même d'une société va de pair avec un ensemble de normes, de valeurs, d'opinions et de coutumes
dominantes qui influencent la pensée des individus.
C ependant, on peut considérer que la société est ce qui nous
permet d'apprendre à penser par nous-mêmes, si l'on considère que l'expression « penser par soi-même » ne signifie
pas penser de manière totalement indépendante de la société, ce qui, pour l'homme qui est un animal social, n'aurait pas
de sens, mais signifie se donner les moyens, par la culture et l'éducation, de former soi-même ses jugements et de
pouvoir évaluer en retour ceux que la société nous a fournis.
La société nous donne ainsi en quelque sorte elle-même
les moyens de penser sans être déterminés par elle.
On peut alors penser que penser par soi-même est non seulement
possible, par notre nature d'êtres libres de leurs choix et de leurs actes, mais est un devoir, qui s'oppose à l'attitude de
celui qui a la mauvaise foi de dire que c'est la société qui l'empêche de penser par lui-même, alors qu'il s'agit en réalité d'une excuse qu'il se donne pour ne
pas se donner la peine d'assumer sa liberté..
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