Vivons-nous dans l'espace de la géométrie ?
Extrait du document
«
La géométrie se présente comme une science abstraite, subsumant l'objet sous une forme générique, le réduisant à
ce que Descartes tenait pour essentiel : son étendue.
Mais si nous vivons dans un espace qui s'accorde avec les
lois de la géométrie peut-on pour autant aller jusqu'à confondre l'espace vécu avec celui des géomètres ? L'espace
vécu n'implique t-il pas des qualités sensibles que la géométrie ne peut rendre ? Il faut donc se demander si l'espace
vécu n'est qu'une composition de lignes, de plans, de profondeurs, ou bien si son étoffe même ne déborde pas la
géométrie, la géométrie exprime t-elle l'essence de l'espace ou n'en est-elle qu'une réduction ?
I-Nous voyons avec les yeux du géomètre.
Il semble que notre perception soit guidée par notre sens de la géométrie, sans effort nous pouvons
reconnaître des angles, des lignes dans les objets du quotidien et nous comparons sans cesse des longueurs, des
grandeurs, des formes.
Mais cette lecture du monde à travers le prisme de la géométrie n'est pas la propriété de
l'architecte ou du mathématicien.
En effet, même en art les proportions, la perspective, observent des lois qui sont celles de la géométrie.
A
l'époque classique le perspecteur était chargé de contrôler les tableaux pour vérifier l'exactitude dans le rendement
de la perspective.
Même les peintres modernes sont restés fidèles au joug de la géométrie, Cézanne déclarait que
tout dans la nature pouvait être ramené au cône, au cylindre ou à la sphère.
Voir l'espace avec les yeux du géomètre n'est donc pas réservé à Descartes, les artistes (des grecs aux
cubistes) affirment à leur manière la primauté des lois géométriques dans la perception de l'espace.
Il semble que
l'essence de l'espace vécu se résume dans la science du géomètre.
Même quand les lois de proportions ou de
perspective sont enfreints par l'artiste, elles restent premières en cela que c'est par rapport à elles que l'infraction
se caractérise.
II-La géométrie est une simplification de l'espace vécu.
Mais lire la géométrie de l'espace vécu n'est-ce pas seulement un moyen, un artifice permettant à l'artiste
ou à l'artisan de créer ? Nous ne rencontrons jamais en réalité les formes idéales du géomètres, ni vrai carré, ni
angle tout à fait droit, ni point sans épaisseur.
La géométrie travaille sur des abstractions, c'est donc que le réel
contient quelque chose de plus que les idéalités irreprésentables du géomètre.
Dans Du sens des sens Erwin Strauss montre que l'espace vécu, par exemple le paysage, est irréductible à
ce que la géométrie peut nous en dire : le paysage n'est pas sa géographie.
Celle-ci en est une traduction pratique
qui facilite notre action, mais le paysage ne s'y réduit pas.
La géométrie se présente donc davantage comme un moyen, un outil qui simplifie la perception de l'espace
vécu afin de pouvoir connaître quelque chose de celui-ci.
La géométrie est donc une aide précieuse à la
connaissance, selon Bergson l'homme seul, et non l'animal, a cette faculté de pouvoir organiser les choses dans un
espace quantitatif, découpable et recomposable à volonté.
Mais notre capacité d'abstraction est secondaire
relativement à l'espace réel, et n'en constitue donc pas l'essence.
III-L'espace vécu est sensitif.
Il se pourrait même que la perception de la perspective ne soit pas inné, les avis divergent mais on trouve
des exemples chez des auteurs aussi divers que Rousseau et Ruyer pour aller contre l'opinion qui fait de la
perception de la distance une donnée innée.
Ainsi dans L'Emile Rousseau écrit qu'un bébé a l'impression de pouvoir
saisir un objet qui pourtant se trouve à distance parce que visuellement sa main se superpose à l'objet, de même on
sait que des aveugles qui « découvrent » la vision après une opération ont la sensation que les couleurs « touchent
leurs yeux » (cf Ruyer La conscience et le corps).
Dans une nouvelle recueillie dans La peinture cubiste Paulhan fait le récit d'une expérience qui lui a révélé
la nature de son espace quotidien : il raconte comment la nuit sans pouvoir allumer la lumière il doit se guider dans
son appartement, il se heurte et tâte un à un les obstacles, sa perception n'est plus celle du géomètre, dont l'oeil
est un compas, mais devient proprement sensitive, tactile voire auditive.
L'espace vécu n'est pas vide, il a toujours une certaine qualité qui participe pleinement à son être.
Pour le
ressentir, rien de tel que l'étude du comportement animal dans l'espace, pour l'animal l'espace est investi
affectivement, il le « lit » à partir des sensations qu'il en reçoit (chaleur qui l'attire pour s'abriter, odeur qui lui
signale un autre territoire,...).
La géométrie masque les richesses de l'espace, chez l'homme les perceptions sont
distinctes, et on tend à n'avoir plus de relation avec l'espace que visuelle et donc abstraite, pour l'animal l'espace
est toujours autant visuel, qu'odorant, tactile et surtout auditif, l'ouïe étant le sens privilégié chez l'animal car il
permet de repérer l'Autre où qu'il se situe par rapport à soi.
Cette possibilité de l'ouïe montre combien l'espace ne
peut être prisonnier de la science géométrique.
Conclusion :
La perception géométrique ne serait donc qu'un « vêtement d'idée », un angle de vue proprement
humain, permettant de connaître et de composer l'espace.
La vision géométrique ne doit pas recouvrir notre rapport
à l'espace, celui-ci n'est pas d'emblée rationnel comme dans la géométrie ; l'espace vécu est avant tout qualitatif,
l'impression de vertige devant un gouffre, l'immensité de l'horizon vide d'un désert, la géométrie ne saurait les
traduire..
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