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Vie affective et jardin secret ?

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« Introduction.

— Le philosophe, dans son désir d'expliquer, voudrait ramener toute la réalité à un seul élément, la multitude des lois à une loi unique.

Mais il se heurte à la complexité du réel et, en particulier, à la complexité de l'âme humaine dans laquelle de multiples influences s'entrecroisent sans se confondre. Ainsi, chacun a sa personnalité propre dont le mystère est inaccessible à tout autre qu'à lui ; sa vie affective, tout spécialement, est un « jardin secret » impénétrable aux regards d'autrui.

Et cependant cette vie affective, comme d'ailleurs l'ensemble de la personnalité, ne se développe et ne se précise que sous l'influence de conditions sociales déterminées ; l'action de la société se fait sentir jusqu'au plus secret du jardin intérieur. Ces deux assertions ne sont-elles pas contradictoires l'une de l'autre ? Comment notre vie affective est-elle un « jardin secret », si le mur qui l'entoure n'arrête pas les remous de la place publique. I.

— LA VIE AFFECTIVE, JARDIN SECRET A.

On pourrait douter, à première vue, que l'appellation de jardin secret convienne à notre vie affective. N'avons-nous pas l'impression de lire dans l'âme des autres et de suivre, comme à livre ouvert, le déroulement de leurs sentiments ? Ne connaissons-nous pas leurs préférences, leurs amitiés et leurs antipathies ? Ne savons-nous pas comment ils réagiront à un mot aimable ou à une allusion maligne ? Cette connaissance des autres s'explique d'ailleurs par la connaissance de nous-mêmes : ayant libre accès dans le « jardin secret » de notre vie affective, nous nous sommes peu à peu familiarisés avec les lois de l'affectivité, nous avons appris à interpréter avec sûreté et précision les signes extérieurs de ce qui se passe à l'intérieur de la conscience, en sorte que celui qui voudrait garder pour lui seul le secret de ses affections se trahirait malgré lui : nos yeux, notre physionomie, le ton de notre voix, nos silences eux-mêmes, sont autant de moyens, pour quiconque sait voir, d'entrer dans le mystère de notre coeur. B.

Mais, si nous prenons de la réalité une vue plus profonde, la première impression sera sans doute grandement modifiée. Tout d'abord, il n'est pas vrai que nous lisions comme à livre ouvert, sur le visage des autres, les sentiments qu'ils éprouvent.

Non seulement un Européen ne comprendra pas, d'après ses jeux de physionomie, l'état d'âme d'un Chinois ou d'un Indien, mais un manoeuvre pourra longtemps réfléchir sur la mimique d'un diplomate sans parvenir à se faire une idée des sentiments qu'il éprouve, tout comme le diplomate affiné restera, devant les manifestations extérieures du manoeuvre comme devant un texte presque indéchiffrable.

Bien plus, l'interpénétration des consciences, entre gens de même culture, est le résultat d'un contact prolongé et, par suite, un fait d'exception : notre jardin intérieur reste secret pour l'ensemble des hommes. Est-il d'ailleurs sans mystère pour les privilégiés à qui il est donné de nous comprendre ? Tout d'abord, de notre vie intérieure et spécialement de notre vie affective, nous n'extériorisons qu'une partie : les sentiments qui nous humilieraient ou qui pourraient blesser, nous les laissons habilement dans l'ombre.

Sans doute, ils se trahissent parfois malgré nous.

Mais combien de fois aussi ne donnons-nous pas extérieurement les signes de sentiments que nous n'éprouvons pas ? Enfin, la meilleure manière, pour les autres, de nous comprendre, c'est encore de réaliser en eux-mêmes ce qui se passe en nous : mais ils restent ainsi renfermés dans leur « jardin secret » ; ils ne pénètrent pas dans le nôtre. Enfin, ce mystérieux jardin ne conserve-t-il pas quelques secrets pour celui qui y habite lui-même ? Nous savons peut-être, si nous avons l'habitude de l'introspection, quelles sont nos sympathies et nos aversions ; mais savonsnous les raisons dernières de nos préférences, les causes vraies de nos joies et de nos tristesses ? Pouvons-nous enfin pénétrer jusqu'au centre même de notre coeur et comme au nerf de notre affectivité et décider de ce qu'ils valent ? Bien téméraire serait celui qui prétendrait avoir de soi-même une connaissance excluant tout mystère et tout secret. C'est donc bien vrai : notre vie affective est un « jardin secret », une terre mystérieuse soustraite aux regards les plus pénétrants. II.

— AFFECTÉE CEPENDANT DE CONDITIONS SOCIALES Impénétrable aux regards, notre vie affective ne l'est pas à l'influence de la société ; elle est même, dans une grande mesure, conditionnée par le milieu. A.

Sans doute, l'affectivité elle-même, c'est-à-dire le pou voir d'éprouver plaisir et douleur, d'être ému, d'aimer et de haïr, est un don congénital indépendant de la société.

C'est par nature aussi que je puis m'élever aux impressions affectives supérieures inaccessibles à l'animal : sentiment esthétique ou religieux, joie de la découverte scientifique ou du dévouement. Il semble même qu'un grand nombre, sinon le grand nombre, de mes états affectifs est totalement indépendant de la société.

La sensation de faim et de soif, la douceur du sucre et l'acidité du vinaigre paraissent bien ne rien avoir de social.

Les affections familiales, dont le rôle est si important dans la vie de l'homme, ne résultent-elles pas de la nature des choses et ne sont-elles pas identiques dans tous les milieux ? L'âme religieuse n'éprouve-t-elle pas des sentiments d'autant plus profonds qu'elle est plus séparée de la foule et dans un contact plus personnel avec Dieu ? B.

Il n'en est pas moins vrai que, si nous naissons doués du pouvoir d'éprouver des sentiments, la vie en société développe ce pouvoir, précise ces sentiments, et surtout humanise l'affectivité. Le primitif est beaucoup moins sensible que le civilisé.

Peu délicat dans le choix de sa nourriture, il cherche surtout l'apaisement de sa faim.

Il vit souvent dans une atmosphère qui incommoderait les moins difficiles de nos. »

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