Une vie sans examen vaut-elle la peine d'être vécue ?
Extrait du document
«
Remarques générales :
·
L'affirmation à questionner, « une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue », est située
dans l'histoire de la philosophie : elle est prononcée par Socrate dans L'apologie de Socrate de Platon (en 38 a).
·
Toutefois, on ne saurait restreindre le traitement du sujet à son contexte platonicien : l'affirmation
socratique désigne plus largement une réponse possible à la question philosophique par excellence : « quel genre de
vie faut-il mener ? »
·
« Vie sans examen » s'oppose à la vie philosophique faite de questionnement, de débat, et de
critique vis à vis de toute prétention de savoir.
·
« vaut-elle la peine de … » engage deux concepts : la valeur et l'effort.
Autrement dit, ce qui vaut
la peine = résultat proportionné à l'effort fourni.
La valeur fonctionne comme un salaire, une rétribution.
·
D'où une première difficulté : qu'est-ce qu'une vie sans examen a de moins qu'une vie
philosophique ? car le présupposé du sujet consiste à dire qu'une vie sans examen n'est pas utile, ne rapporte rien.
De quel droit hiérarchiser ainsi les genres de vie ?
Problématique : la société hédoniste post-moderne tend de plus en plus à valoriser un genre de vie d'où la
réflexion et l'étude sont exclues.
En effet, le plaisir immédiat, l'immaturité et le divertissement sont les vertus
cardinales : plus on rigole et plus notre vie est intense ! Mais l'intensité est-elle gage de qualité ? Socrate défend la
thèse selon laquelle l'identification du bien au plaisir, c'est-à-dire l'amalgame entre bonheur (finalité de nos actions)
et sensibilité ne va pas de soi : le plaisir peut tout aussi bien nuire qu'être bénéfique.
Aussi seul l'examen de ce
qu'est le bien en soi est à même de façonner une certaine qualité d'existence, de rendre possible la vie heureuse.
Cependant, si la pensée est déterminante dans le genre de vie que l'on mène, est-ce suffisant pour soutenir qu'une
vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue ? De quel droit hiérarchiser ainsi les genres de vie ?
1-
SEULE UNE VIE SANS EXAMEN MÉRITE D'ÊTRE VÉCUE :
a)
l'examen empêche de vivre au sens où il empêche d'agir.
Si l'on regarde de près ce que l'examen apporte, on s'aperçoit que la vie examinée n'est plus vécue mais
pensée.
En d'autre termes, l'examen aurait pour corrélat la négligence de l'existence.
Comme le fait remarquer
Kierkegaard, la philosophie systématique se vante d'expliquer la réalité alors qu'elle fait abstraction de l'existence :
« Penser l'existence sub specie aeterni, c'est essentiellement la supprimer » (Post-scriptum non scientifique et
définitif aux miettes philosophiques, III, §1).
Au moyen de l'examen, « on n'aime pas, on ne croit pas, on agit pas,
mais on sait ce qu'est l'amour, on sait ce qu'est la foi… ».
Cette critique de l'examen se trouve déjà chez les contemporains Socrate.
Prenons l'exemple de Calliclès
dans le Gorgias.
Pour le rhéteur, la justice selon la nature coïncide avec le droit du plus fort (ce qui est juste, c'est
que le plus fort ait toujours davantage que le plus faible).
Au contraire, la justice établie tend à dépouiller le plus
fort de ce qui lui revient naturellement en raison de sa force.
Or on remarquera que la thèse de Calliclès est
attentive aux variations des circonstances puisque le meilleur ne l'est pas une fois pour toute mais doit sans cesse
faire preuve de sa supériorité.
Autrement dit, là où la loi s'impose sans égard pour les circonstances particulières en
faisant abstraction des prestations effectives, la nature se montre plus juste : c'est dans la singularité des
circonstances que se décide la part relative à chacun.
Par conséquent, l'examen tend à nier cette nature en affirmant l'autonomie des valeurs (le juste en soi,
l'égalité des droits).
C'est pourquoi la condamnation de cette attitude réflexive qui récuse l'urgence de l'action
s'impose : la justice, c'est-à-dire la conformité aux prescriptions de la nature, réside dans l'action et non dans la
réflexion.
Cette idée trouve une formulation nette chez Nietzsche
b)
L'examen et la faiblesse
Pour Nietzsche, l'examen procède d'un geste contre-nature.
Comme pour Calliclès, l'homme est d'abord fait
d'instincts et cherche à affirmer sa puissance.
Or, réfléchir, opérer un mouvement de réflexion, retour sur soi, est le
propre d'une volonté faible, c'est-à-dire d'une volonté qui ne parvient pas à décharger ses pulsions hors de soi, une
volonté qui ne parvient à exercer ses effets dans l'extériorité.
L'argument axial = tout ce qui se fait dans
l'intériorité est une maladie qui nous met en position de réaction car chaque fois que la conscience se tourne
vers elle-même, elle se fait mauvaise conscience.
Ainsi naît le ressentiment à l'égard de la force.
Ne pouvant
supporter d'être dominé et voulant survivre, la faiblesse invente alors les idéaux de la morale, corrélés à l'être en soi
ou à ce que Nietzsche appelle un « arrière-monde ».
L'examen, bien loin de donner de la valeur à la vie, relève
de la « révolte des esclaves », du ressentiment de ceux qui, précisément, sont pauvres en vie.
Transition :
§
Une vie sans examen est une vie qui suit le cours naturel des choses.
En cela, elle vaut la peine d'être vécue :
sans examen, la vie est pleine, légère et joyeuse alors qu'une vie soumise aux valeurs morales et autres idéaux de la
métaphysique sépare la force de ses effets, et « apprend à l'animal-homme à rougir de tous ses instincts »
(Nietzsche).
§
Toutefois, une vie sans examen est aussi une vie d'où la rationalité est exclue et qui échappe de ce fait à
toute forme d'intelligibilité.
Or, ainsi caractérisée, une telle vie n'est-elle pas alors sans but, sans finalité et en un
mot, absurde ? Comment se satisfaire d'une telle vie ?
§
Conséquence : l'examen, au lieu d'amoindrir la qualité de la vie ne contribue-t-elle pas au contraire à lui
donner sens ?.
»
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