Un savant, invité à préciser l'influence que lui semblait pouvoir exercer sur le bonheur de l'humanité le progrès scientifique, formulait la réponse suivante : « La science est aveugle elle est capable de servir tous les maîtres et de répondre à tous les
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«
Un savant, invité à préciser l'influence que lui semblait pouvoir exercer sur le bonheur de l'humanité le progrès scientifique, formulait la réponse suivante : «
La science est aveugle elle est capable de servir tous les maîtres et de répondre à tous les appels, à ceux de la violence aussi bien qu'à ceux de la charité et
de la justice; c'est une esclave sans âme, se prêtant à toutes les fins, travaillant indifféremment au malheur et au bonheur des hommes.
» Expliquez,
commentez et au besoin discutez ce jugement.
INTRODUCTION.
— Les progrès scientifiques et industriels du siècle dernier avaient suscité au coeur de nos grands-pères de fols espoirs : la science,
pensaient-ils, allait faire de la terre un paradis.
Hélas ! les dernières conflagrations mondiales nous ont obligé à déchanter, et un savant a déclaré qu'il n'y a
rien à attendre du progrès scientifique pour le bonheur de l'humanité : la science, dit-il, travaille indifféremment au bonheur et au malheur des hommes.
Tâchons de bien comprendre sa pensée; nous verrons mieux alors si nous ne pouvons pas conserver quelque espérance d'amélioration du sort des hommes
grâce au progrès scientifique.
I.
— LA SCIENCE.
L'auteur du jugement qui fait l'objet de nos réflexions ne considère pas la science elle-même.
>Tous ne pouvons pas compter que son progrès entraînera
infailliblement une amélioration de la condition humaine.
En effet :
A.
La science ne cherche pas le bonheur de l'homme.
— L'objet de la science est de faire connaître et de faire comprendre le réel.
Mais il ne lui appartient pas
de déterminer l'usage à faire de ce savoir, usage dont dépend le bonheur des hommes.
La science reste donc indifférente à ce bonheur.
a) Les sciences de la nature.
— Il est facile de s'en rendre compte si l'on réfléchit sur les disciplines que l'on désigne le plus souvent sous le terme
générique de « sciences » les sciences de la nature qui englobent la physique, la chimie et la biologie.
1° Les forces naturelles dont les savants étudient les lois (vents et marées, chaleur et électricité, microbes et germes) n'éprouvent aucun intérêt pour
l'homme : elles agissent avec une rigueur mécanique, insensibles à nos souffrances et sourdes à nos prières.
2° La science permet de diriger ces forces et de les faire servir à la réalisation de nos fins ou de nos desseins — canalisées, les eaux du torrent, au lieu de
dévaster les champs qu'elles traversent, produisent le courant électrique qui fait tourner nos moteurs —; mais elle ne fixe pas de fins ou, de buts : elle ne dit
pas à quoi il faut employer le courant électrique ou l'énergie libérée par la désintégration de l'atome.
b) Les sciences de l'homme.
— Ces fins qui sont hors de la compétence des sciences de la nature, les sciences de l'homme (psychologie, sociologie,
histoire, politique...), ne peuvent-elles pas nous les fournir ?
Nous devons répondre par la négative, car elles aussi ont pour unique objet de faire connaître ce qui est et de déterminer les lois générales de l'activité de
l'homme, soit dans sa vie individuelle, soit dans la vie collective.
La psychologie collective, par exemple, peut nous apprendre comment on mène une foule;
il ne lui appartient pas de nous dire où il faut la mener.
B.
La science sert au malheur de l'humanité comme à son bonheur.
a) Le savoir lui-même.
— 1° On ne saurait nier la joie de connaître si intense chez le
savant qui fait une découverte et qui reste appréciable chez l'homme instruit.
2° Mais on arrive vite aux limites de son savoir et on éprouve une angoisse de l'inconnu qu'ignore le primitif.
Ensuite les satisfactions qu'éprouve le savant
à savoir ont, comme contrepartie chez l'ignorant un regret qu'il n'éprouverait pas dans une société où tous seraient à son niveau.
b) Ses applications.
— 1° II est bien vrai que les progrès de la science ont permis dans les pays civilisés un équipement économique et social qui a
singulièrement réduit la souffrance physique (anesthésiques, asepsie, chirurgie), réduit la fatigue de l'homme tout en décuplant sa productivité (machines,
moteurs...); d'où augmentation de bien-être.
2° Mais cette augmentation de bien-être restée fort restreinte a été chèrement payée.
La souffrance morale n'a pas diminué; on peut même croire que l'extension de la culture, en développant la sensibilité, l'a plutôt accrue; d'ailleurs, la satisfaction de nos désirs fait apparaître des désirs nouveaux que nous
souffrons de ne pas pouvoir satisfaire.
Ensuite et surtout les techniques scientifiques sont aussi employées pour le mal de l'homme : qu'il suffise de signaler la puissance de destruction des
guerres modernes et la puissance d'asservissement des esprits que représente la propagande méthodique des partis.
II.
— LE SAVANT.
On nous objectera peut-être que jusqu'ici nous avons fait le procès d'une abstraction : la science, ©t que nous porterions un autre jugement si nous
considérions le savant lui-même.
A.
Le savant collabore au bonheur de l'humanité.
— a) Par sa vie personnelle.
— Si on peut comparer la science à une force aveugle au service de toutes les
passions, on ne peut pas en dire autant de la science des savants : on ne voit guère les grands chimistes utiliser leur savoir pour se débarrasser d'un
adversaire gênant.
b) Par ses recherches.
— En fait, si un certain nombre de savants cherchent à savoir pour le seul but de savoir, la grande majorité a pour objectif plus ou
moins conscient l'amélioration du sort des hommes; ce n'est qu'une fois industrialisées que leurs découvertes sont employées à tous les usages.
B.
Mais ce n'est pas la science qui lui fournit ses principes humanitaires.
— a) A u point de vue affectif.
— Pour certains, la philanthropie est affaire de
sentiments qu'on éprouve et qu'on ne discute pas.
Or, loin de développer cette sentimentalité, la pratique de la recherche scientifique l'émousse ou la
dissipe : qu'on songe, en particulier, à l'impassibilité du médecin devant la douleur que cependant il veut supprimer.
b) Au point de vue intellectuel.
— Pour un savant, le souci du bonheur de l'humanité ne peut être fondé que sur une conception rationnelle et idéale de la vie.
Mais cette conception la science ne peut pas la lui fournir car, on ne saurait trop le répéter, la science constate ce qui est; elle ne détermine pas ce qui doit
être.
L'idéal du savant ne peut avoir qu'une origine extrascientifique.
C.
Cependant la recherche scientifique prépare à la reconnaissance d'un idéal moral.
— a) L'esprit scientifique implique des vertus morales.
— La recherche
scientifique exige une loyauté, un attachement aux valeurs spirituelles (la vérité) qui préparent à reconnaître les véritables intérêts généraux de l'humanité.
b) Il prépare à reconnaître un au-delà de la science.
— Le savant, pourvu qu'il soit dégagé de toute idée préconçue ou partisane, constate l'impossibilité
dans laquelle se trouve la science de donner le dernier mot de l'explication du monde et de déterminer le sens de la vie.
Le sentiment des insuffisances
mêmes du savoir fondé sur l'expérience sensible constitue dans son esprit un appel vers une métaphysique fondant une morale.
C'est la métaphysique,
implicite ou explicite, de nos grands savants qui explique et justifie leur haute moralité et spécialement leur souci du bonheur des hommes.
CONCLUSION.
— Dans un monde amoral il n'y aurait rien à espérer, pour le bonheur des hommes; il y aurait tout à craindre, au contraire, des progrès de la
science.
Mais le monde n'est pas amoral.
Au-dessus des compétitions particulières dans lesquelles semblent bien dominer les intérêts personnels, il est
facile de sentir une aspiration vers une humanité plus fraternelle.
Aussi croyons-nous pouvoir conclure que, en dépit, de l'indifférence de la science à l'égard
des hommes, le progrès scientifique contribue à notre bonheur..
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