Un homme sans culture est-il un barbare ?
Extrait du document
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Certains actes nous révulsent : comment ne les qualifierait-on pas de "barbares" ? Ils sont pourtant accomplis par d e s h o m m e s .
Tout
homme appartient à une culture, qui l'éloigne de la "barbarie" naturelle, mais toute culture a tendance à se considérer comme la seule
authentique.
S'il ne peut plus être question de qualifier simplement l'autre de "barbare" parce qu'il n'est pas comme nous, la qualification
peut être maintenue lorsque, dans une culture, certains actes violent les droits élémentaires de l'humanité.
La difficulté est alors d'amener
les cultures qui les ignorent à les reconnaître.
Par définition, la culture fait sortir de la "barbarie".
Toute culture impose un ordre à la nature anarchique.
Si l'on admet que la
prohibition de l'inceste est l'élément fondateur de toute culture, elle oppose la règle à l'immédiateté animale.
De plus, la culture organise
les relations (exogamie, échanges).
Elle définit un univers profane par opposition au sacré (ou la violence naturelle peut faire retour, mais
réglée).
Dans la barbarie, il y a trop de naturel.
Selon son étymologie vraisemblable, le barbare est au départ celui qui recourt à un langage
ressemblant à celui des oiseaux.
Donc, il n'est pas humain.
Historiquement, le barbare désigne l'étranger à la culture grecque (puis grécoromaine), qui se conçoit comme seule authentique ou légitime.
Mais cet ethnocentrisme est en réalité universel: les cultures "primitives"
pratiquent aussi l'exclusion de l'autre dans la nature ou l'animalité.
N'est-ce pas l'ethnocentrisme qui dénonce la barbarie de l'autre? Selon Lévi-Strauss, "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la
barbarie" ( Race et histoire).
De ce point de vue, on devrait s'interdire l'accusation de barbarie, au nom du relativisme culturel (si tout est
culturel, tout est justifié).
La culture ne mène-t-elle p a s à des comportements inacceptables? L'ethnocentrisme, allié à la puissance, m è n e a u désastre.
D'après l'histoire des contacts entre Européens et autres cultures, qui confirme abondamment l'affirmation de Lévi-Strauss: le plus barbare
fut souvent l'Européen, parce qu'il avait aussi la puissance matérielle.
O n peut alors faire référence à leurs nombreuses conquêtes,
ethnocides, etc.
L'alliance du développement technique et d'une religion conquérante (il s'agit de christianiser les sauvages) a confirmer le
"barbare" comme le non-cultivé: le transformer, c'était l'intégrer dans la seule culture légitime.
De plus, la culture européenne a développé sa propre barbarie.
Mais la culture européenne a elle-même connu une barbarie intérieure, et
ce, récemment: la nazisme, qui repérait l'autre (le "juif"), non plus comme extérieur, mais comme présent en Europe même (et d'autant
plus dangereux).
Or l e n a z i s m e n'était pas s a n s culture: il a récupéré certains aspects de la culture allemande, il a orienté sa culture
techno-scientifique vers l'extermination raciale (certains dignitaires nazis étaient même "cultivés" au sens universitaire: n'appréciaient-ils
pas les oeuvres d'art?).
Dans son projet figurait de surcroît la constitution d'une culture (exclusivement aryenne) plus élevée.
Enfin, la barbarie peut désigner des comportements qui révulsent.
De manière moins massive, certaines cultures favorisent des pratiques
(excision, répudiation, lapidation des adultères, travail d'enfants esclaves...) qui nous paraissent condamnables.
Mais comme il s'agit de
culture étrangères, il peut sembler délicat des les accuser d e "barbarie": la réalité d e s différences entre cultures mène-t-elle
nécessairement au relativisme, et doit-elle faire tout admettre?
La barbarie peut être dénoncée au nom de ce qui devrait dépasser toutes les culture.
Tout d'abord, le relativisme est une impasse.
Admettre q u e tout est justifié parce qu'inscrit dans u n e tradition culturelle condamne à n e défendre aucune valeur, et à être
éventuellement soi-même victime d'actes barbares que l'on ne pourra dénoncer.
Il est donc nécessaire de sortir du relativisme, qui est
une impasse.
Ce doit être par référence à des valeurs indépendantes de toute culture particulière, ce qui semble paradoxal: les valeurs
dépendent d e la culture.
Il faudrait donc reconnaître que certaines valeurs, bien qu'issues d'une culture, sont potentiellement
universalisables.
Mais ce que bafoue la barbarie, c'est la dignité de l'homme.
De telles valeurs ont à voir avec ce que l'on nomme globalement "droits de
l'homme".
L'expression est récente, même dans la culture européenne.
Elle regroupe les droits élémentaires qui doivent être reconnus à
l'humanité en tant que telle: respect de son intégrité et de sa dignité, accès à la nourriture et à l'instruction, chance égale à la promotion,
etc.
Mais, puisque la dignité ainsi e x i g é e pour la personne humaine est d'origine européenne, d e quel droit peut-on espérer la faire
reconnaître par des cultures qui l'ignorent?
Enfin, l'humanité débarrassée d e l a barbarie est toujours en projet.
Le concept m ê m e d ' h u m anité est universel en ceci que toutes les
cultures prétendent en faire partie, même si elles ne le com prennent pas de la même façon.
Demander que la dignité de l'humain soit
partout reconnue et protégée revient à suggérer une conception plus haute et unifiée de l'humanité, dont bénéficieraient ceux qui sont
victimes de comportements encore barbares.
Une telle universalité (qui supprime les privilèges des hommes sur les femmes, des adultes
sur les enfants, des exploitants sur les exploités) participe d'une morale qui est, non pas une parmi d'autres, mais elle-même universelle,
c'est-à-dire potentiellement universalisable dans le m o n d e réel.
C'est par là qu'elle se justifie, indépendamment d e l a culture ou elle
prend naissance.
Certains échanges entre cultures permettraient alors d'échapper à la barbarie: celle-ci a d'abord été le refus de tels échanges, et
d a n s s a version contemporaine, elle continue à en ignorer la justification, au nom de traditions "culturelles" qui ne sont que le versant
"positif" du pouvoir que certains maintiennent sur les plus faibles..
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