Tout but dénature l'art
Extrait du document
«
L'art est souvent comme un libre jeu, un plaisir qui se passe de toute notion d'utilité, de but.
Aussi, si l'art se
charge de faire de la propagande politique, de promouvoir un régime, une idéologie, d'éduquer le peuple, de susciter
à tout prix l'horreur, ou le désir sexuel, il devient difficile de parler d'art.
On en revient à la définition kantienne de la
Critique de la faculté de juger, où l'art est perçu comme une finalité sans fin.
L'art n'accepterait pas une finalité
prédéterminée, l'art ne serait pas régi par des recettes a priori qui ne laisserait place à aucun création et
inventivité.
Mais on pourrait par ce biais attendre une définition peut être trop restrictive de l'art, et on éliminerait
par là quasiment tout l'art religieux, toute les oeuvres visant à glorifier des régimes politiques.
Il y a pourtant des
chefs d'oeuvres dans ce domaine qu'on ne peut écarter de l'art.
La question est donc de savoir dans quelle mesure
un but devient nuisible à l'art ? Le talent de l'artiste peut-il aider à prendre des libertés par rapport aux buts fixés
par un commanditaire ?
1) Un art sans but existe-t-il ?
Si l'art n'a pas de but précis, il doit répondre à certains critères pour être considéré comme tel.
Si l'art n'a pas de
but extérieur à lui, il doit au moins être conforme à un certains projet de l'artiste.
Le but de l'art est de provoquer
des impressions sur le spectateur, le lecteur, de produire un effet.
L'oeuvre d'art la plus minimal appelle une
réflexion, un commentaire.
Le carré blanc sur fond blanc de Malévitch, s'il est purement neutre, absence apparente
de travail de l'artiste fait réfléchir sur la finalité même de l'art, et au rôle de l'artiste.
Longtemps l'imitation de la
nature, la reproduction la plus perfectionnée du monde était le but de l'art.
Ce rôle s'est trouvé petit à petit déchu
avec la naissance de la peinture abstraite par Kandinsky et par le cubisme de Braque et Picasso.
On est passé de
l'imitation à l'expression, puis à la provocation avec le dadaïsme, puis au recyclage, au kitsch du pop art.
L'apparente gratuité et inutilité de l'art contemporain pourrait accrédité la thèse d'un art sans but, exsangue, en
dehors de l'imitation, il y aurait point de salut.
L'art contemporain ne serait plus un embellissement de la vie, il
n'aurait plus de visée éducative, il n'est plus l'instrument de la glorification de la vie politique.
Paradoxalement, l'art
est présent dans tous les domaines de la vie, sous la forme du design, de l'architecture, de l'aménagement urbain.
Mais si tout peut être beau, rien ne l'est plus.
L'intrication de la vie avec des objets artistiques nous fait
certainement oublier son importance dans la vie quotidienne.
2) Le but de l'art est d'embellir la vie.
La célèbre phrase de Nietzsche « La vie sans la musique serait une erreur » souligne l'importance de l'art dans la
vie, elle servirait à supporter la douleur de l'existence et ses vicissitudes.
C'est justement son caractère gratuit qui
fait de l'art un élément important, selon Schopenhauer, dans le Monde comme Volonté et comme représentation
qui élève l'homme au-dessus du cours douloureux de la vie.
L'art a un effet
calmant, il ouvre à la source impénétrable de toute chose, il entrouvre le voile
de Maya.
Il permet de s'extraire du monde ordinaire de la représentation et de
la causalité.
N'est-ce pas aussi le sens courant que beaucoup donne à l'art
comme évasion de la réalité.
Aussi, les esthètes, les dandys sont l'exemple de
ce refus dans la pure réalité de la vie, de la quotidienneté, de la médiocrité.
Les dandys n'ont pas de but dans la vie, à part de plaire.
Vivre par l'art, s'est
refusé la vie ordinaire qui n'est régi que par des buts : gagner de l'argent, le
faire fructifier, entretenir sa maison, se nourrir.
L'art échappe à ces
nécessités, il est une absence de contrainte, du moins celle de la vie
courante.
Le but de l'art serait de parvenir le mieux possible à cet oubli de la
nécessité quotidienne.
Une oeuvre d'art ratée ennuie car elle nous ramène à
notre réalité, qu'elle n'a pas la puissance de nous emporter dans un autre
univers.
"L'art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes
tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en
vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie
ceux dont l'éducation n'est pas faite à des lois de convenance, de
propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon
moment.
De plus, l'art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et
dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de
nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l'âme et
des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif."
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), éd.
Colli-Montinari, trad.
I.-C.
Hemery, Gallimard
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
On a coutume de dire que le propre de l'art est d'offrir au monde des oeuvres d'art, oeuvres dont la fonction
alimente le discours de l'esthétique depuis l'Antiquité.
Nietzsche soutient, dans cet extrait, que cette conception
est trop étroite, trop restrictive, et que la sacralisation des oeuvres n'est qu'un prolongement accessoire du sens
véritable de cette activité qu'on appelle l'art..
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