Tête bien faite, tête bien pleine ?
Extrait du document
«
Introduction.
— On connaît la boutade de Clemenceau opposant deux grands hommes politiques avec lesquels il
avait collaboré : « Poincaré sait tout, mais il ne comprend rien ; Briand, lui, ne sait rien, mais il comprend tout.
»
Cela revenait à dire que le premier avait la tête bien pleine ; le second, la tête bien faite.
En effet, une tête bien
pleine est remplie de savoir, tandis qu'une tête bien faite se distingue par l'intelligence qui lui permet de s'adapter
facilement aux circonstances et de s'assimiler rapidement ce qu'elle ignore.
Ces intelligences faciles brillent surtout dans les relations mondaines.
Aussi était-il naturel, aux époques où
l'éducation avait pour but principal de préparer à la vie de société, d'admettre qu'elle devait viser principalement à
obtenir des têtes bien faites.
Mais les conditions sont changées ; la vie de salon ne subsiste plus qu'à l'état
d'organe témoin d'une civilisation passée.
Dans le siècle où nous vivons, il faut produire, et les problèmes que pose
la production, surtout la production industrielle, supposent, de la part du technicien, des connaissances auxquelles
ne saurait suppléer l'esprit d'à-propos, qui permet de se faire admirer dans un cercle de belles dames.
On peut donc se demander si la formule de Montaigne : « J'aime mieux une tête bien faite qu'une tête bien pleine »
peut s'appliquer au technicien d'aujourd'hui.
A cette question, nous croyons pouvoir répondre immédiatement par l'affirmative : pour un technicien, il vaut mieux
avoir la tête bien faite que bien pleine.
Sans doute, l'instruction du technicien doit être spécialisée.
Il s'agit pour lui d'assimiler tout un programme de connaissances conçu pour le mettre en situation de bien remplir les
fonctions auxquelles il aspire, et à certains moments il aura l'impression d'avoir la tête farcie de tout le savoir qu'il y
aura accumulé.
Mais le plus important est moins le savoir lui-même que la formation résultant des exercices
multipliés pour l'acquisition de ce savoir.
En effet, de tout ce qu'ils ont appris dans les écoles, la plupart des techniciens n'auront à utiliser qu'une petite
partie.
D'autre part, s'ils ont oublié la formule qui précisément leur serait nécessaire, il leur sera facile de la trouver
dans un agenda professionnel de poche.
D'ailleurs, quelle que soit son étendue, leur savoir ne sera jamais suffisant pour résoudre tous les problèmes
pratiques qui se posent dans la complexité d'une entreprise.
L'apprenti technicien ne doit pas prétendre accumuler
dans sa tête, durant les années d'école, des solutions toutes faites pour tous les cas qui pourront se présenter : à
notre époque d'incessante accélération du progrès technique bien plus qu'autrefois, il ne saurait se passer d'une
formation permanente que conditionne une formation première réussie.
Par conséquent, même dans le domaine de la technique, on peut retenir la formule de Montaigne : « J'aime mieux
une tête bien faite qu'une tête bien pleine.
»
De plus, le technicien reste homme et doit, en tant qu'homme, avoir une formation humaine complète.
En dehors de son travail professionnel — qui ne prendra qu'une partie de son temps —, il aura d'autres occupations
et d'autres responsabilités ; il devra intervenir dans des questions d'ordre municipal ou d'ordre syndical ; père de
famille, il aura à suivre l'éducation de ses enfants ; homme bien élevé, il devra participer à des conversations comme
il s'en tenait jadis dans les salons...
C'est dire que dans toute cette partie de son existence il lui sera plus utile
d'avoir la tête bien faite que bien pleine.
Mais dans son travail professionnel lui-même, il aura affaire à des hommes plus qu'à des acides ou à des métaux.
Les
problèmes qui s'y posent d'une façon plus constante et plus aiguë sont des problèmes humains et non des problèmes
scientifiques.
Or, dans le domaine de l'humain, c'est par intuition divinatrice qu'on découvre la manière convenable
et non en cherchant dans sa mémoire ou dans les livres la formule à appliquer.
C'est une tête bien faite et non une
tête bien pleine qui permet de réussir avec les hommes d'un atelier comme avec ceux d'un salon.
Conclusion.
— Nous conclurons donc par l'affirmation de la primauté, même chez le technicien, de la tête bien
faite.
Cela ne veut pas dire que nous le concevions sur le modèle de I' « honnête homme » du grand siècle, ni même
sur celui d'autres professions contemporaines, par exemple celle de diplomate ou d'avocat.
Du moins chacun doit-il,
non seulement avoir en tête les connaissances indispensables à l'exercice de sa profession, mais encore avoir une
tête façonnée en vue de cet exercice, et bien façonnée ou, pour terminer par le mot de Montaigne, « une tête bien
faite »..
»
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