Suffit-il de constater pour atteindre la vérité ?
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«
[Introduction]
Chacun effectue dans la vie quotidienne un nombre important de constats.
Je constate qu'il pleut au moment où je
dois sortir, ou que le prix du pain a augmenté, ou que mon journal quotidien est mal imprimé...
et sans doute de tels
constats correspondent-ils à une certaine forme de vérité : il est vrai qu'il pleut, que le prix du pain a augmenté,
etc.
Dans de telles situations banales, constater l'existence d'un phénomène coïncide avec le niveau de vérité dont
j'ai besoin.
On remarque aisément que tel n'est pas toujours le cas.
Le simple « constat » que doivent rédiger deux
automobilistes après un accident peut être l'occasion de désaccords entre eux : de quel côté se trouve alors la
vérité ? Et pour peu qu'un événement mette en cause plusieurs témoins, « constater» ce qu'il fut n'est pas chose
facile, tant les témoignages diffèrent.
Pour peu que l'on s'interroge sur nos moyens d'accéder à la vérité lorsqu'on
prend ce dernier mot dans son sens le plus exigeant, on peut prévoir que constater n'y suffira pas.
[I.
Le constat est lié aux phénomènes apparents]
Lorsque Socrate interroge un jeune esclave dans Ménon pour lui faire trouver la solution d'un petit problème de
géométrie, il lui fait constater par exemple que les côtés du carré qu'il trace dans le sable ont pour propriété d'être
égaux.
Mais, puisque le problème posé concerne la duplication de la surface du carré, ce constat visuel semble
ensuite influencer l'interlocuteur, qui propose tout simplement de doubler chaque côté.
Socrate lui fait alors
constater son erreur, en dessinant une surface quadruple de celle d'origine, et ce n'est finalement qu'en raisonnant
et en calculant – même s'il continue à prendre appui sur les lignes que trace Socrate – que l'esclave parvient à la
solution.
Par définition, le constat est déterminé par la perception : il prend acte des phénomènes (étymologiquement, ce qui
nous apparaît).
Or, ceux-ci, on le sait bien depuis Platon, sont peu fiables : ils ne cessent de se modifier et nous
donnent l'image d'un monde soumis à de permanentes transformations.
Comment dès lors pourrions-nous accéder à
la vérité, dont la notion implique au contraire stabilité et universalité ? Ce que je constate n'est « vrai » qu'au sens
où le phénomène est présent devant moi, ici et maintenant, mais cette présence, en admettant même qu'elle soit
incontestable (après tout, je peux être victime d'un mirage, ou d'une hallucination), ne peut pas me donner accès à
ce qui le détermine.
D'autre part, constater, c'est être dans une attitude mentale passive : on accueille ce qui veut bien se manifester,
et si l'on prétend atteindre la vérité, il faut au moins admettre que celle-ci est précisément de nature à se révéler,
en quelque sorte de son propre mouvement.
C'est, en gros, ce qu'admettait Aristote : la raison de l'homme,
recueillant les faits tels qu'il les constate, doit être capable de les classer et de les organiser pour élaborer les lois
de la nature.
Ce qui l'entraîne à affirmer, puisqu'un caillou jeté
en l'air retombe, qu'il y a dans ce caillou une sorte de mouvement naturel, ou de tendance, lui permettant de
retrouver son « lieu propre ».
On peut comprendre ce qui justifie le jugement de Russell : «L'esprit humain a
progressé dans la mesure où il s'est affranchi d'Aristote », qui affirme que l'accès à la vérité suppose que l'on
renonce à pratiquer dans tout domaine un raisonnement simplement déductif (qui déduit les conséquences de ce qui
a d'abord bien été constaté) pour privilégier le raisonnement inductif, qui suppose un recours à
l'expérimentation.
[II.
Nécessité de l'interrogation]
Observer scientifiquement n'est pas synonyme de simplement constater : l'observation scientifique se nourrit des
théories disponibles, et c'est pourquoi elle en perçoit les lacunes.
De son côté, le constat ordinaire, qui s'en tient au
simple recensement des phénomènes, est dépourvu de cadres théoriques : il risque donc d'ignorer même ce qu'il
conviendrait de privilégier dans les éléments auxquels il a accès.
Rien ne le prouve mieux que la visite d'un
laboratoire : qui ignore les théories déterminant les recherches menées ne peut avoir aucune idée de ce qui est
cherché.
Mais cette observation « instruite » n'est que le début de la démarche expérimentale, dont tous les moments sont
en complète contradiction avec ce que suppose le simple constat.
Envisager d'expérimenter, c'est en effet
comprendre d'abord que les phénomènes ne peuvent par eux-mêmes dévoiler les lois auxquelles ils obéissent : c'est
donc être déjà très au-delà des apports possibles d'un constat.
L'expérience elle-même, dans son montage, a pour
but de répondre à une question précise, et Kant a précisément souligné que pour comprendre les lois de la nature, il
faut en effet élaborer son questionnement, faute de quoi elle demeure, en elle-même, « muette ».
Lorsqu'on évoque la formulation d'une hypothèse pour expliquer « par anticipation » le phénomène problématique qui
a été observé, on fait nécessairement allusion à un travail intellectuel, qui ne peut lui non plus se ramener à la
simplicité du constat.
Bien au contraire, l'hypothèse est toujours au-delà de ce qui est perçu, puisqu'elle essaie
d'atteindre le niveau sous-jacent de la loi déterminante.
À l'inverse, on pourrait admettre que la phase finale du
raisonnement expérimental, la démarche inductive qui formule la loi universelle en considérant que l'expérience a mis
en lumière un fonctionnement exemplaire, excède le champ possible de n'importe quel constat, puisque celui-ci est
par définition limité à ce qui est présent, alors que la loi englobe d'avance tous les cas possibles, dont un nombre
illimité ne remplira jamais les conditions d'un constat..
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