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STUART MILL

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L'objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l'individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l'opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d'action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d'agir ou de s'abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l'opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. Ce sont certes de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s'il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu'un d'autre. Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain. STUART MILL

« Introduction P our expliquer ce texte de M ill, extrait de l’introduction à De la liberté, on partira de ce qu’on pourrait peut-être appeler le point aveugle du texte, à partir duquel ses enjeux s’expliciteront.

En effet, comment légitimer la contrainte, c’est-à-dire le fait d’agir, individuellement ou collectivement, pour empêcher autrui d’agir, dès lors que l’on postule comme fondement de la théorie politique la liberté d’agir, c’est-à-dire le droit souverain de ne pas être contraint ? C ’est pour résoudre ce paradoxe que M ill va formuler, dans une perspective normative, le princ ipe de légitimité politique autorisant la contrainte exercée sur un individu : celle-c i ne sera dite légitime qu’à condition d’empêcher tel ou tel individu de nuire à autrui. Commentaire M ill pose une question normative : comment régler les rapports de la société et de l’individu ? Il s’agit donc d’une question de philosophie politique, qui cherche ici un moyen de réguler l’action politique, et notamment la contrainte ou le contrôle.

M a i s i l s ’agit indis solublement d’un problème de philosophie morale, dans la mesure où la contrainte exercée par la société peut prendre deux formes : celle de la « force physique », qui recouvre l’action répressive et judiciaire de l’Etat (droit pénal), et la « contrainte morale, exercée par l’opinion publique », qui dépasse donc la seule sphère étatique pour englober la société entière Le présupposé de départ de Mill est donc une opposition entre d’un côté la société, de l’autre l’individu, s igne d’une pensée individualiste par laquelle M ill s’écarte explicitement d’un de ses contemporains, M arx, pour lequel ce sont les rapports sociaux qui priment sur le sujet individuel.

Marx critique en effet la réification de la « société » c omme abs traction que l’on placerait en face de l’individu (c f.

par ex.

3e Manuscrit de 1844, p.347 éd.

GF, 1996). M ill formule ensuite le principe de légitimation de la contrainte exercée par la société s ur l’individu : on ne peut « entraver la liberté d’action de quiconque » que pour assurer la sécurité d’autrui.

La fin de l’autorité politique, c’est donc d’assurer la sécurité, et non de promouvoir le bien-être, individuel ou collectif.

P ar là, M ill se distingue radicalement de nombre de ses prédécesseurs, en premier lieu desquels A ristote pour qui la fin de la cité était de pours uivre le « bien suprême » (Politiques, I, 1). M ill étend ce « princ ipe de non-interférence » à tout individu ou groupe d’individus que ce soit : ce n’est pas seulement l’Etat qui ne doit pas limiter la liberté individuelle (par « contrainte morale », il vise implicitement l’Eglise, mais aussi tout groupe qui s’arrogerait le droit de déterminer les conduites individuelles, qu’il soit religieux, s ectaire, politique, économique, associatif, etc.).

Il passe ainsi du niveau individuel et collectif au niveau de la communauté (« C e principe veut… individuellement ou collectivement… une communauté… nuire aux autres.

») C e glissement est-il justifié ? C e qui est vrai pour l’individu, ou un groupe d’individus, est-il vrai pour la société ? De plus, M ill précise que ce principe de non-interférence doit s’entendre aussi bien au sens où on ne peut contraindre un homme à agir de quelque façon que ce soit (tant que son action ne nuit pas à autrui), mais aussi qu’on ne peut le contraindre à ne pas agir (« à s’abstenir »), dans les mêmes cas.

En d’autres termes, la contrainte doit être entendue au s e n s positif comme négatif : si elle est justifiée, alors on pourra aussi bien contraindre l’individu à agir qu’à s’abstenir (ce qui permet par exemple d’envisager les cas de non-assistance en personne en danger, l’inaction équivalent ici à nuire à autrui, et devenant donc répréhens ible). L’individu doit être s eul juge de ce qui est bon pour lui, la recherche du bien-être ne relevant que de sa seule individualité.

On ne peut donc le contraindre à faire le bien, y compris le sien propre, contre son gré.

Le cas échéant, le principe de non-interférence n’autorise que le seul fait de « faire des remontrances », « le raisonner », « le persuader », etc.

Q uel est le sens et la portée de cette distinction entre la contrainte, légitime dans les cas préalablement déterminés, et le simple fait de raisonner ou de persuader autrui ? Où tracer la limite non seulement entre ce qui ne concerne que le seul individu, et échappe donc à toute forme de contrainte légitime externe, et la société, mais aussi entre ce qui relève d’une contrainte morale et ce qui ne relève que d’une simple persuasion ? N’est-ce pas le problème de l’idéologie qui apparaît ici, dans la mesure où celle-ci agit comme une contrainte imperceptible sur les individus ? O r, la difficulté à tracer la frontière entre ce qui relèverait d’une contrainte morale légitime et ce qui devrait prendre la forme d’une simple persuasion, légitime tant qu’elle ne devient pas contraignante, ne met-elle pas en péril à son tour la distinction entre contrainte morale et contrainte physique ? En effet, la contrainte, phys ique ou morale, joue un rôle de dissuasion (« dont on désire détourner cet homme », cf.

traduction ci-dess ous proposée).

O r, Mill ne distingue pas tant entre diverses formes de contrainte ou d’actions sur autrui (contrainte physique, morale, remontranc es, persuasion, etc.) qu’entre les finalités de c es actions (cf. distinction aristotélicienne des causes).

C e qui distinguerait la persuasion de la contrainte morale, ce serait donc la finalité, l’une étant légitime (visant à empêcher de nuire à autrui), l’autre légitime si elle vise simplement à encourager pours uivre son propre bien.

O r, comment déterminer cette finalité a priori ? Conclusion Par le principe de non-interférence, M ill entend donc protéger l’ensemble des libertés individuelles (de penser, de s’exprimer, de libre-entreprise, de propriété, etc.) tant que celles-ci ne nuisent pas à autrui.

Se pose donc d’abord un problème de fait : comment déterminer, dans chaque cas, s i telle ou telle action pourrait nuire, ou non, à autrui ? En d’autres termes, comment peut-on tenir un critère fiable de ce qui es t « du ressort de la société » et de ce qui concerne l’individu seul ? D e telles questions ne pourront être tranchées qu’empiriquement (cf.

le débat sur la loi anti-tabac).

M ill, qui appartient non seulement à la tradition libérale et individualiste mais, plus spécifiquement, à l’utilitarisme (poursuivant et critiquant l’œuvre de Bentham), ne laisse pas pour autant le soin à chacun de déterminer cela : il y a bien, pour lui, un critère empirique et rationnel capable de déterminer ce qui relève de la société et ce qui relève de la sphère de la liberté individuelle, c’est le calcul de l’utilité (la traduction française gomme cec i, puisqu’en traduisant « risque de nuire », elle passe sous silence l’acte d’évaluer ce risque.

On proposera donc comme traduction de : « To justify that, the conduct from which it is desired to deter him, must be calculated to produce evil to some one else », « Pour justifier c ela [la contrainte], on doit estimer que la conduite dont on désire le dissuader causerait du tort à autrui »). Ici, Mill ne vise donc qu’à établir un principe normatif, juridique, régulant l’utilisation de la contrainte sur un individu.

Elle fonde ce principe sur une conception de l’indépendance, de droit, absolue du sujet individuel : « l’individu est souverain ».

Elle fait donc de l’individu un sujet de droit titulaire d’un droit subjectif transcendant à l’égard du droit objectif, ou encore positif (c’est-à-dire institué par les hommes ; cf.

à cet égard critique du néo-kantien Hans Kelsen dans la Théorie pure du droit, éd.

Dalloz, 1962, p.227).

C ’est c e principe qui servira de critère de droit aux limitations de la liberté individuelle via les contraintes qu’on ne dira plus simplement légitimes, mais plutôt légitimées par ce principe même ; et c’est le calcul utilitariste qui permettra de mes urer empiriquement ce qui concerne seul l’individu et ce qui peut affecter autrui. Le principe de distinction entre contrainte légitime et illégitime, fondé sur le postulat de l’opposition entre l’individu et la société, ne conduit-il pas à ignorer les effets de domination induits par l’idéologie ou même par la persuasion ? La contrainte morale ne peut-elle prendre la forme douce d’une persuasion invisible (critique républicaine ou marxiste) ? Surtout, cette conception individualiste ne s’expose-t-elle pas à la critique de Marx, en ce qu’elle oppose abstraitement l’individu à la société, et parviendrait ainsi à légitimer la c ontrainte sociale exercée à l’égard des individus en la départicularisant, en en faisant le simple effet de « la société », alors que celle-ci serait en réalité, selon Marx, toujours mise en œuvre par un groupe d’individus particuliers au servic e d’intérêts particuliers (cf.

L’idéologie allemande) ? Q ui décide de l’issue du c alcul empirique, utilitariste, permettant de distinguer entre ce qui relève de la seule sphère privée et de ce qui relève du public ? A u-delà de cette question de détermination factuelle et empirique, n’y a-t-il pas une question de droit, proprement philosophique et non simplement politique : qui décide que « l’individu est souverain », si ce n’est ici M ill lui-même ? N’est-ce pas précisément refuser la liberté politique aux individus, toujours enserrés dans une société et constituée par celle-ci autant qu’ils la constituent, une liberté qui consis terait à définir précisément, par le jeu des rapports sociaux, et non par le biais d’une simple théorie politique, ce qu’est la souveraineté et c omment c elle-ci doit s’exercer ?. »

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