Spinoza: passions, lois et politique.
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Si les hommes étaient ainsi disposés par la nature qu'ils n'eussent de
désir que pour ce qu'enseigne la vraie raison, certes la société n'aurait
besoin d'aucune loi, il suffirait simplement d'éclairer les hommes par des
enseignements moraux pour qu'ils fassent d'eux-mêmes et d'une âme
libre ce qui est vraiment utile.
Mais tout autre est la disposition de la
nature humaine; tous observent bien leur intérêt, mais ce n'est pas
suivant l'enseignement de la droite raison; c'est le plus souvent entraînés
par leur seul appétit de plaisir et les passions de l'âme (qui n'ont aucun
égard à l'avenir et ne tiennent compte que d'elles-mêmes) qu'ils désirent
quelque objet et le jugent utile.
De là vient que nulle société ne peut
subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et par suite
sans des lois qui modèrent et contraignent l'appétit du plaisir et les
passions sans frein.
SPINOZA
Introduction
Les lois sont-elles des contraintes imposées à l'individu au nom de l'intérêt de
l'État, ou sont-elles la condition sans laquelle, quoi qu'il en pense parfois, il ne
pourrait pas vivre heureux? Ne serions-nous pas plus heureux si notre
spontanéité pouvait s'exprimer plus librement?
Pour répondre à cette question, qui revient à chaque fois que nous éprouvons la
loi comme une entrave à nos désirs, Spinoza prend comme référence ce que sont les hommes plutôt que ce qu'ils
disent, et procède avec la rigueur déductive qui le caractérise.
Son raisonnement est le suivant : si les hommes
étaient rationnels, une éducation morale leur suffirait; mais ils sont par nature passionnés et peu rationnels; donc il est
dans leur intérêt d'être soumis à la force contraignante des lois.
Après avoir suivi et explicité ce syllogisme, nous nous demanderons dans quelle mesure les lois, qui sont après tout
conçues par les hommes eux-mêmes, remplissent adéquatement leur fonction.
Développement
Le premier temps du raisonnement, formulé à l'irréel du présent, exprime l'idéal dont pourraient rêver les hommes : une
vie sans lois, autorégulée et harmonieuse.
Spinoza ne se demande même pas si une telle existence serait possible
moyennant un peu de bonne volonté : on en resterait au voeu pieux.
Plutôt que de prendre comme point de départ la
base fragile et douteuse de la volonté et de la subjectivité humaines, Spinoza préfère l'enseignement objectif de leur «
nature ».
Prolongeant la méthode cartésienne qui avait permis la description des « animaux-machines », Spinoza se
propose d'étudier la nature humaine comme s'il s'agissait d'une simple mécanique et sans égard pour leur prétention au
libre arbitre ou à une dignité spéciale qui les mettrait au-dessus du reste de la nature.
Que devrait donc être la nature humaine pour que des lois soient superflues? Il faudrait, dit Spinoza, une parfaite
coïncidence entre les désirs et la rationalité.
Les désirs sont en effet multiples, mais la raison est une, comme le
montre l'identité pour tous les hommes des mathématiques.
Si la raison était notre seul guide, le même accord
régnerait à propos de la vie quotidienne et à propos des opérations mathématiques.
Encore faudrait-il que ces hommes
soient guidés par la « vraie » raison.
Si Spinoza prend soin de redoubler l'expression, c'est que la raison peut être
obscurcie, voire détournée: le fou, le passionné peuvent déployer des stratagèmes très rationnels au service d'un but
qui ne l'est pas.
Imaginons donc les hommes « n'ayant de désir que pour ce qu'enseigne la vraie raison ».
Seront-ils immédiatement
capables de vivre en parfaite harmonie, le bonheur sera-t-il inné? Spinoza ne pousse pas l'utopie jusque-là: les
hommes auraient encore besoin d'enseignements pour donner un contenu à leur raison.
La « vraie raison » n'est pas
une connaissance mais un outil pour la connaissance, pour la combinaison rigoureuse des représentations.
Elle trouve
en elle-même quelques idées innées comme celle de Dieu ou des mathématiques mais doit, en ce qui concerne la vie
concrète en société, être « éclairée par des enseignements moraux ».
Seule cette impulsion serait nécessaire; toute la
suite de l'existence découlerait de façon cohérente de l'exercice de la droite raison.
Ce fonctionnement idéal de la
société présenterait le rare avantage de cumuler l'utile, le bien et la liberté.
Lorsque Spinoza parle d'une action faite «
d'une âme libre », il désigne l'unité de l'âme qui n'est pas divisée entre désir sensible et voix de la raison : pour
Spinoza, la vraie liberté, contrairement au sentiment du libre arbitre qui n'est qu'illusion, consiste à vouloir de tout son
coeur ce que l'on fait et faire ce que la droite raison nous prescrit.
Tout ceci n'est pourtant que spéculation sur une utopie : s'il n'est pas absurde de tendre vers ce modèle de
coïncidence avec soi-même et de vraie liberté, une telle attitude est condamnée, parce que belle, à rester « difficile
autant que rare », selon la formule finale de L'Éthique.
Spinoza revient donc à la condition humaine ordinaire, marquée
par une scission entre le désir et la connaissance.
La caractéristique sur laquelle Spinoza revient souvent est la
vigueur du désir combinée avec l'ignorance de ses causes.
Nous « observons notre intérêt » mais seulement mesuré à
l'aune de nos désirs à court terme, ceux qui apportent du plaisir.
Ne suivant pas la droite raison, nous ne sommes pas
en mesure de considérer ce qui nous est véritablement utile
et nous nous partageons entre des désirs souvent peu compatibles entre eux.
Cette intuition était déjà celle de Platon
lorsqu'il disait que nul n'est méchant volontairement : nous faisons le mal parce que notre raison est trop passive et
que nous ne savons pas ce que nous voulons au fond ; nous confondons le plaisir passager avec le bien, le désir
superficiel avec la raison elle-même.
De même ici Spinoza oppose à l'« âme libre » qu'il évoquait au début l'image des.
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