Sous quelles formes le passé revit-il dans le présent ?
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Sous quelles formes le passé revit-il dans le présent ?
La marche du temps est irréversible et le passé est définitivement passé.
Contrairement à ce que prétendaient
certains psychologues, nous ne pouvons pas, passant par-dessus les heures et les jours, remonter à une époque
révolue pour la revivre.
Nous avons du moins le pouvoir inverse : nous évoquons des tranches de passé et nous les
revivons dans notre présent.
Sous quelles formes le passé revit-il dans le présent ?
Une véritable reviviscence du passé dans le présent paraît bien difficile, sinon contradictoire.
En effet, pour revivre
réellement le passé, nous devrions nous y installer et, par suite, nous évader hors du présent.
Sans doute, nous
pouvons bien, en restant dans le présent, nous représenter le passé; nous ne pouvons pas le revivre.
Nous serons
ainsi amenés, aux deux pôles de l'activité mémorielle, à écarter deux formes d'évocation comme ne nous faisant pas
effectivement revivre le passé dans le présent : le rêve et le souvenir représentatif.
A première vue, le rêve semblerait nous fournir le type idéal de la reviviscence du passé.
En effet, lorsque, au milieu
de mon sommeil, mon imagination est complètement occupée par une scène dont j'ai été le témoin au cours de la
journée, je crois m'y comporter comme si j'y étais encore.
Je vois ce qui se passe, j'entends ce qui se dit, mes
perceptions sont si vives et si nettes que l'idée ne me vient pas de mettre en doute la réalité du spectacle que
j'observe.
Bien plus, j'ai l'impression de prendre aux événements une part effective et affective : je parle ou je
cours; je suis content ou irrité, et mes sentiments s'extériorisent par des gestes ou des rires, des éclats de voix ou
des coups de poing.
Mais, à vrai dire, je ne me représente rien : je me contente de vivre.
Ce passé dont est rempli mon esprit, je ne sais
plus et je ne sens plus que c'est du passé : je le vis comme présent, comme tout mon présent.
En effet, le présent
du rêveur n'est pas celui que marque sa montre sur sa table de nuit ni même son corps étendu dans son lit.
Son
présent, c'est la scène imaginaire à laquelle il donne toute son attention.
Le rêve nous enlève à notre présent réel.
Aussi, si jamais notre passé est évoqué par rêve, c'est en lui-même, et non pas dans notre présent, que nous le
revivons.
D'ailleurs, il est bien douteux que dans nos rêves nous évoquions le passé pour le revivre.
Sans doute, les souvenirs
alimentent le rêve, et nous sommes bien souvent capables d'expliquer le déclenchement de la fonction onirique par
le retour à la conscience endormie d'une impression récemment enregistrée.
Mais si les données de la mémoire
entrent dans nos rêves comme éléments, l'imagination transforme ces données avec une liberté telle que le produit
constitue une création nouvelle.
Nos rêves réalisent donc des situations tout à fait originales, et il ne faut pas
chercher.
en eux une reproduction du passé.
Ainsi, le rêve ne vérifie pas deux caractéristiques essentielles au fait psychique dont nous cherchons les diverses
formes : ce n'est pas dans le présent qu'il nous fait vivre et ce qu'il nous fait vivre avec une telle intensité ce n'est
pas le passé.
A l'opposé, le souvenir proprement dit, ce que BERGSON appelait la mémoire-souvenir.
Installé consciemment dans
mon présent - par exemple, aujourd'hui 4 octobre 2006, à 9 h 30 (premier anniversaire du décès de mon père),
occupé à rédiger cette dissertation pour le baccalauréat — je me vois peinant, en juin dernier, à un travail
analogue, pour l'examen de Mathématiques.
Des images de ce passé voltigent devant les yeux de mon esprit : je
revois l'amphithéâtre de la Faculté des Sciences où je composais, le professeur à barbe poivre et sel qui présidait,
quelques candidats dont la tête ou quelque détail vestimentaire m'avait frappé...
Mais ce passé, je me le représente : je ne le vis pas.
Ces images qui m'en reviennent défilent devant moi ou restent
fixées à je ne sais quel fond mystérieux : elles ne s'intègrent pas dans ma vie réelle.
Ma vie réelle, c'est le présent :
cette dissertation à mettre sur pied d'ici une heure; ce serait, plutôt que le passé, l'avenir que je prévois ou celui
que je rêve — l'École Polytechnique — car c'est vers lui que s'avance le présent, tandis qu'il s'éloigne constamment
du passé.
Le passé est bien mort.
C'est parce qu'il est fixé dans une immobilité cadavérique que nous en conservons des
souvenirs précis.
Ces souvenirs constituent un retour du passé dans le présent : ils ne nous font pas revivre le
passé; à strictement parler, nous ne vivons que le présent.
Nous ne pouvons donc pas compter parmi les évocations
faisant revivre le passé dans le présent, les souvenirs qui n'en sont que la représentation.
Nous voilà donc, semble-t-il, enfermés dans cette alternative : ou bien l'évocation du passé le fait revivre, mais
alors elle constitue une évasion hors du présent; ou bien, elle nous laisse dans le présent et, dans ce cas, elle nous
donne du passé une représentation qui ne le fait pas revivre.
A ce compte, le passé ne revivrait jamais dans le
présent.
Or, les faits sont contraires à cette conclusion.
Sans doute, la reviviscence parfaite est impossible : aucune de nos
minutes ne reproduira jamais exactement une autre minute des années écoulées.
Il ne nous en arrive pas moins,
sans quitter le présent, d'évoquer un moment du passé avec quelque chose de cette chaleur que donne la vie.
C'est que dans les pages qui précèdent nous nous en sommes tenus à l'examen des cas extrêmes : d'une part,
l'inconscience totale du présent réel, telle qu'elle se réalise dans le rêve; d'autre part, l'application réfléchie de la
conscience au présent, telle que l'exige un travail difficile.
Or, ces cas extrêmes ne s'observent que dans une petite
portion de nos journées.
Le plus souvent, notre conscience se partage : tout en restant dans le présent, il s'en
évade en partie; et c'est grâce à ce pouvoir de dédoublement que nous pouvons revivre le passé dans le présent.
Le plus souvent, cette reviviscence se produit sous forme de rêverie, soit d'une manière continue et prolongée, soit
par intervalles, le passé revenant à la conscience suivant le rythme des oscillations de l'attention.
Lorsque, au cours d'une promenade solitaire, tout en m'abandonnant à l'automatisme de la marche, je songe à une
scène dont j'ai eu le spectacle le matin, l'esprit n'étant pas occupé d'autre chose, je la revois avec vivacité.
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