Sören KIERKEGAARD (1813-1855)
Extrait du document
«
"Ce qui me manque, au fond, c'est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf
dans la mesure où la connaissance précède toujours l'action.
Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au
fond veut que je fasse; il s'agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre
et mourir.
Et quel profit aurais-je d'en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes
et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d'en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ?
[...] C'est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l'Afrique aspirent après l'eau...
C'est là ce qui me manque pour
mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d'en arriver par-là à baser ma pensée sur
quelque chose — non pas d'objectif comme on dit et qui n'est en tout cas pas moi - mais qui tienne aux plus profondes
racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s'y attache, même si le monde croulait.
C'est bien cela qui
me manque et à quoi j'aspire."
Soren Kierkegaard, Journal (1835), tome 1, trad.
K.
Ferlov et J.
-J.
Gateau, Gallimard
Ce que défend ce texte:
C e texte de Kierkegaard est extrait de son Journal et nous livre, sur un mode biographique, la conception de la vérité que ce
philosophe défend.
La vérité qu'il cherche n'est pas cet ensemble de propositions qui visent à «l'objectivité», c'est-à-dire qui s'affirment
comme valables pour tous, quelle que soit la situation existentielle de chacun de ceux qui la reçoit.
A u contraire, elle est
pour lui fondamentalement subjective: «il s'agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi».
« Subjectif » ne veut toutefois pas dire ici réductible à l'opinion.
Il s'agit bien plutôt d'affirmer que chaque existence possède
sa vérité propre, sa destination particulière, et que celle-ci ne peut être appliquée comme une loi générale, à tous les autres
individus.
C e que sous-tend le propos de Kierkegaard concerne l'idée selon laquelle Dieu a choisi pour chacun d'entre nous une destination, un but propre que
notre existence doit réaliser et qui constitue notre vérité.
A insi le problème est de comprendre « ce que Dieu au fond veut que je fasse».
C ette volonté divine mérite seule de constituer l'idée «pour laquelle je veux
vivre et mourir».
La vérité ainsi entendue n'est donc pas cette connaissance lointaine et abstraite, qui explique de manière passive et contemplative le monde,
comme en science ou en philosophie.
Elle est source d'un engagement, celle de sa vie tout entière, et concerne l'action.
Elle consiste à «savoir ce que je dois
faire» et n'est une connaissance que dans la mesure où elle précède et dirige mon action et ma conduite.
Il s'agit bien ici de parler d'elle comme d'un engagement qui met en jeu notre vie même, dans l'orientation qu'elle doit prendre.
Aussi, contrairement aux
vérités théoriques qui font l'occupation stérile des philosophes, et qui supposent temps et loisir, celle dont nous parle Kierkegaard implique une certaine
urgence.
C ar il s'agit de décider du sens de sa vie et cette question ne peut attendre, de la même manière que dans le désert, le voyageur assoiffé ne peut attendre trop
longtemps avant d'apaiser sa soif.
Les philosophes, au contraire, n'ont fait que nous «bourrer» de systèmes où ils ne mettaient pas leur vie en jeu, où ils
n'impliquaient pas leur âme tout entière.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
L'auteur se démarque donc ici nettement des philosophes qui font de la recherche de la vérité une activité de connaissance repliée sur elle-même et sur son
érudition, à la manière d'un Hegel que Kierkegaard jugera souvent sévèrement.
Kierkegaard reproche à la philosophie classique, telle qu'elle s'est pratiquée
jusqu'alors, d'être trop éloignée de la vie.
C ontrairement à l'idée selon laquelle la philosophie est une spéculation abstraite éloignée du vécu, il voit en elle ce
qui doit permettre de donner sens à l'existence de chacun.
La philosophie, en effet, est recherche de vérité et la vérité, pour Kierkegaard, se déploie dans la vie, elle est la vie même, lorsque celle-ci parvient à coïncider
avec le vouloir divin.
C ette coïncidence est reconnaissance d'un appel, d'une «vocation» (du latin vocare, appeler) et la vérité est cette vocation même.
Répondre à cette dernière est la plus haute aspiration humaine, une fois compris qu'il ne s'agit plus de rechercher une prétendue connaissance objective du
sens du monde, car «la» vérité se déploie en une multitude de vérités subjectives qui épousent le devenir et la situation existentielle de chacun.
Philosophie de l'existence et de l'existant, la pensée de Kierkegaard a profondément marqué celle du XX siècle et inspiré des courants comme l'existentialisme
de Sartre.
C hez Sartre, en effet, comme chez Kierkegaard, mais dans un cadre résolument athée, «la» vérité n'a de sens que par rapport à ma situation
d'existence toujours particulière.
A ussi devient-elle effective et réelle quand elle prend sens et consistance dans le temps de l'action, en devenant «ma» vérité.
K I E R K E G A A RD (Soeren-A abye).
Né et mort à C openhague (1813-1855).
Sa vie fut très calme.
De faible santé, il fit des études de théologie à l'Université de sa ville natale, et passa sa thèse de doctorat en 1841.
M ais il renonça à
devenir pasteur.
A près quelque temps d'une vie de dissipation, survint un événement familial, sans doute le 19 mai 1838, que Kierkegaard appela « un
tremblement de terre », sur lequel aucun éclaircissement n'a été donné, et qui « obligea à une nouvelle et infaillible interprétation de tous les phénomènes ».
Kierkegaard revient à la foi, se fiance à Régine O lsen, puis rompt ses fiançailles un an après.
« C elui qui combat pour l'existence suprême doit se priver des
joies suprêmes de l'existence.
» D'octobre 1841 à mai 1842, il fait un séjour à Berlin, où il retournera, pour peu de temps chaque fois, en 1843, 1845 et
1846.
En 1848, il entra en lutte contre l'Église danoise, et particulièrement contre l'évêque Mynster.
Il mourut à l'hôpital.
Kierkegaard, dont Socrate et le
C hrist furent les deux maîtres à penser, pose, d'une part, que la vérité est dans la révélation du C hrist, et, d'autre part, que « la subjectivité est la vérité».
Il se
dresse contre Hegel, fait le procès de l'intellectualisme, nie que l'homme soit la mesure de toutes choses et entre en lutte irréductible contre l'Église.
La vérité
chrétienne est devenue prisonnière de la chrétienté.
Être chrétien, c'est être martyr.
« Qu'est-ce que le chrétien? C 'est, du commencement à la fin, un
scandale, le scandale du divin.
» La seule histoire véritable, c'est l'histoire sainte ; il faut redevenir le contemporain du C hrist, effacer l'oeuvre des siècles qui
se sont interposés.
Kierkegaard nie la toute-puissance de la conscience réflexive.
C e qu'il faut éclairer, élucider, c'est la situation de l'homme dans le inonde.
C omme l'a dit un spécialiste de la philosophie kierkegaardienne, « la conscience n'est pas le critère de l'existence ; c'est l'existence dans son ensemble qui
est le critère (le la conscience ».
Kierkegaard distingue trois stades de l'existence : le stade esthétique, où l'homme, tel Don Juan, fait un absolu de sa
jouissance et éternise l'instant présent ; mais le plaisir n'est en fin de compte qu'un échec ; le stade éthique, d'où toute aspiration vers l'infini est absente, qui
correspond à la monotonie de ce bonheur conjugal que Kierkegaard a refusé, et qui tourne à « la grise intemporalité du devoir » ; le stade religieux, qui assure
la présence de l'éternité dans le temps, et qui est la vocation chrétienne proprement dite.
Sartre dira qu'il faut abandonner le sérieux pour atteindre au
tragique.
L'ironie, ni l'humour, ne sont absents de cette quête douloureuse que fut la vie de Kierkegaard.
Ce n'est vraiment qu'au XXe siècle qu'a été comprise
l'immense importance de Kierkegaard, père de la philosophie existentielle..
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