Sommes-nous prisonniers du langage ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
Prisonnier: celui qui a perdu sa liberté; celui qui ne peut agir à sa guise parce qu'il est enfermé, entravé, empêché par quelque chose.
LANGAGE : 1) Faculté de parler ou d'utiliser une langue.
2) Tout système de signes, tout système signifiant, toute communication par signes (verbaux ou non verbaux).
Le langage désigne aussi la totalité des langues humaines.
Même dans le silence, les mots résonnent encore car c'est par eux que notre pensée s'articule et se construit, et que nous distinguons les choses autour de nous.
Le langage, faculté générale propre à tous les hommes, ne nous
couperait-il pas du monde tel qu'il est, en nous enfermant dans notre monde de mots?
1.
Le système de la langue
• Le linguiste Saussure, dans son Cours de linguistique générale, définit la langue comme un système de signes: elle n'est pas comme dans un abécédaire pour enfant - une «liste de termes correspondant à autant de choses»; la
valeur d'un signe est plutôt constituée par l'ensemble des relations qu'il entretient avec les autres signes.
Le signe isolé est arbitraire et ne prend sa nécessité que de l'ensemble auquel il appartient : «Cocorico» se rattache en
apparence directement à ce qu'il désigne (encore que les onomatopées soient différentes suivant les langues), mais «chant du coq» ne s'y rattache que par l'intermédiaire du système entier de la langue.
Cette théorie structurale a
été appliquée à l'étude des lexiques propres à chaque langue : chacune est un système de significations sans que l'on puisse établir une correspondance stricte terme à terme entre deux lexiques différents.
C'est Saussure qui le premier définit rigoureusement le concept de langue dans ses « Cours de linguistique générale ».
Après avoir indiqué que la langue est à la fois le résultat de l'aptitude au langage et « un ensemble
de conventions nécessaires, adaptées par le corps social pour permettre l'exercice de cette faculté chez les individus », Saussure le définit comme un système de signes.
Et il définit, à son tour, le signe comme « le total
résultant de l'association d'un signifiant et d'un signifié », c'est-à-dire d'une « image acoustique » et d'un « concept ».
Par exemple : le mot « soeur » est un signe appartenant à la langue dite le « français ».
Lorsque ce signe est
prononcé devant un sujet parlant le français, ce dernier perçoit la succession de sons « s-ô-R », c'est-à-dire un ensemble sonore, et à cette perception s'associe immédiatement un concept l'idée de soeur.
L'ensemble sonore ou « image acoustique » constitue le signifiant, le concept lié nécessairement à un signifiant constitue le signifié.
Le signe unit donc non pas une chose et un nom mais un concept et une image
acoustique.
Il va de soi que le lien unissant le signifiant au signifié est « arbitraire « .
A preuve, nous dit Saussure, « les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié « boeuf » a pour
signifiant « b-ô-f » d'un côté de la frontière et « o-k-s » (ochs) de l'autre ».
Mais si la langue est un système de signes exprimant des idées, « elle est, par là, comparable à l'écriture, à l'alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc.
», donc
à n'importe quel autre système de signes ou de signaux.
« Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n'est pas de créer un moyen phonique matériel pour l'expression des idées, mais de servir d'intermédiaire entre la pensée et le son, dans des conditions telles
que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d'unités.
La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant.
Il n'y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des
sons, mais il s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la « pensée-son » implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes.
Qu'on se représente l'air en contact
avec une nappe d'eau: si la pression atmosphérique change, la surface de l'eau se décompose en une série de divisions, c'est-à-dire de vagues ; ce sont ces ondulations qui donneront une idées de l'union, et pour ainsi dire de
l'accouplement de la pensée avec la matière phonique [...]
La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le
son de la pensée, ni la pensée du son ; on n'y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure.
»
Saussure, « Cours de linguistique ».
L'analyse de Saussure s'inscrit en droite ligne dans la tradition inaugurée par Hegel (« Vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée [...] Le mot donne à la pensée son existence la plus haute est la plus
vraie »).
Dans la forme, on notera le recours à des métaphores éclairantes : une masse d'eau et sa surface sont rigoureusement inséparables, comme le recto et le verso d'une feuille de papier.
Il s'agit de mettre en évidente le
caractère tout aussi indissociable des deux composantes du langage oral articulé ; l'ordre des sons (ou du « signifiant ») et celui des idées véhiculées par les mots (ou du « signifié »).
C'est le constat, de l'impossible séparation entre les mots et les idées, qui conduit Saussure à décrire la langue comme une réalité dans laquelle « on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ».
Une
langue n'est donc pas une collection d'étiquettes sonores ou graphiques servant à la désignation des choses, mais un système de signes « à deux faces ».
Pour bien marquer l'absolue complémentarité de ces deux faces,
Saussure proposa de nommer signifié la représentation mentale à laquelle renvoie le signe, et signifiant l'image phonique ou graphique associée à chacune de ces représentations (ou concepts).
Par exemple lorsque nous
prononçons, entendons, lisons ou écrivons le mot « chien », nous faisons en quelque sorte deux choses à la fois : nous pensons à son « signifié » (mammifères quadrupèdes, couvert de poil, qui aboie, etc.), et nous lui adjoignons
immédiatement le « signifiant » qui donne à cette représentation une existence matérielle (les sons ou syllabe « ch-i-en »).
Il revient à Martinet d'avoir introduit un critère supplémentaire permettant de distinguer la langue des autres systèmes de signes ou signaux.
Ce critères est celui de la double articulation : la langue est un système de
signes doublement articulés en unités significatives (les « monèmes ») et en unités distinctives (les « phonèmes »).
Ainsi, la phrase : « Pierre boit de la bière » comprend cinq monèmes que la graphie se trouve ici parfaitement
isoler par des espaces.
« Pierre » & « Bière » se différencient par les phonèmes « p » (son sourd et « b » (son sonore).
Cette double articulation permet une économie et une faculté d'adaptation à chaque situation.
Chaque langue dispose d'un système propre de monèmes et de phonèmes.
Par exemple, dans la langue française, nous avons sept mots ou monèmes pour désigner les sept couleur du spectre solaire.
Le gallois n'a qu'un seul
monèmes ou mot pour toute la portion du spectre comprenant le bleu, le vert et le jaune.
Le gallois n'a donc qu'un seul monème là où le français en a trois.
Ces diversités linguistiques sont conventionnelles et il n'y a pas, pour
chaque langue, autant de monèmes que d' « objets » distincts.
• On peut dire que la langue impose un découpage du réel car elle impose sa propre organisation interne.
On sait qu'il est difficile de traduire un texte d'une langue dans une autre dès qu'il ne se réduit pas à un propos élémentaire :
les locuteurs ne seraient-ils pas prisonniers de la conception implicite du monde véhiculée par leur propre langue? Wittgenstein écrivait : «les limites de mon langage sont les limites de mon propre monde» (Tractatus philosophicologicus, 5.6).
11.
Le silence au-delà des mots?
• Une comparaison entre l'être humain et certains animaux s'avère instructive; le biologiste Von Frisch, dans La Vie des abeilles (1927), décrit leur code de communication : celle qui a découvert du pollen avertit les autres en
effectuant une danse en forme de 8 dont les paramètres (vitesse, inclinaison par rapport au Soleil) transmettront l'information sur la localisation du pollen par rapport à la ruche.
Le linguiste Benveniste a souligné les limites de ce
prétendu langage la communication sert ici uniquement à réagir à un état du monde extérieur.
Le code ne peut servir à transmettre une information sur lui-même, à se modifier pour dépasser ses propres limites et - très important
- un message n'a jamais pour origine un autre message.
A contrario, le langage humain n'aurait-il pas pour principale fonction de réagir à lui-même? Nous parlons avant tout pour répondre à d'autres paroles.
• On pourrait alors rêver de percer l'écran du langage pour retrouver la réalité derrière les paroles qui nous imposent des significations «retour aux choses mêmes» fut le mot d'ordre lancé par Husserl, comme s'il s'agissait de faire
parler les choses du fond de leur silence.
Pour Bergson, les mots sont des étiquettes posées sur les choses, comme des écrans qui s'interposent entre elles et nous.
« Quelle est la fonction primitive du langage? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération.
Le langage transmet des ordres ou des avertissements.
Il prescrit ou
il décrit.
Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate; dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de l'action future.
Mais, dans
un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale.
Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception
humaine en vue du travail humain.
Les propriétés qu'il signale sont des appels de la chose à une activité humaine.
Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche
suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même
parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot.
Telles sont les origines du mot et de l'idée.
L'un et l'autre ont sans doute évolué.
Ils ne sont plus aussi grossièrement
utilitaires.
Ils restent utilitaires cependant.
La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure originelle [...] C'est elle que le langage continue à exprimer.
Il s'est lesté de
science, je le veux bien; mais l'esprit philosophique sympathise avec la rénovation et la réinvention sans fin qui sont au fond des choses, et les mots ont un sens défini, une valeur
conventionnelle relativement fixe; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarmement de l'ancien.
On appelle couramment et peut-être imprudemment « raison » cette
logique conservatrice qui régit la pensée en commun: conversation ressemble beaucoup à conservation.
»
Bergson, La Pensée et le Mouvant.
a)
Situation du texte.
Bergson oppose l'intelligence à l'intuition.
La première a été donnée à l'homme par la nature afin de le guider dans ses activités de fabrication.
Quand l'esprit en revanche se détourne de ce qui
l'entoure dans l'espace pour se retourner sur lui-même, il met en oeuvre une autre faculté : l'intuition.
La philosophie n'est que le développement de cette intuition ou « attention que l'esprit se prête à lui-même ».
Or
tout le problème est de savoir d'où vient le langage : est-il de par sa nature instrument de l'intelligence ou auxiliaire de l'intuition ? Et si la première hypothèse est la bonne, comment le philosophe pourra-t-il encore
user du langage ?
b)
Mouvement du texte.
·
Premier moment.
( à « les origines du mot et de l'idée.
») : hypothèse sur l'origine du langage.
Le langage, qui est naturel à l'homme, est originairement destiné à rendre plus aisée la vie pratique, et donc
essentiellement la manipulation et la transformation des choses matérielles extérieures.
La formation et l'évolution des langues auront ainsi été ordonnées à la satisfaction de fins utilitaires.
·
Second moment .
(de « L'un et l'autre ont sans doute » jusqu'à la fin) : ce qui a changé et ce qui n'a pas changé dans le langage.
Le développement des deux facultés fondamentales de l'esprit (intelligence et intuition) a-t-il imprimé au langage sa
marque ? Oui, pour ce qui est de la science.
Mais celle-ci se situe dans la continuité de la vie pratique naturelle : elle ne fait que développer et rendre plus précise l'attention que l'esprit porte à la matière.
Dépositaires d'une pensée sociale qui tend surtout
(au même titre que les institutions politiques) à la stabilité, les mots ne se prêtent toujours pas aisément à l'effort du philosophe pour coller au jaillissement continu d'imprévisible nouveauté que sont la durée pure et la vie même.
c) Conclusion.
Le philosophe devra donc pour retourner aux choses elles-mêmes, pour en retrouver les articulations naturelles, se dégager des mots.
Au langage abstrait de la science il devra préférer un langage imagé,
qui au moins ne l'invitera pas à se représenter l'esprit sur le modèle de la matière.
« Comparaisons et métaphores suggéreront ce qu'on n'arrivera pas à exprimer ».
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.
Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage.
Car les mots (
à l'exception des noms propres) désignent des genres...
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel,
d'originalement vécu.
Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les
mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.
Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son
déploiement extérieur.
Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les
hommes.
Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles.
»
BERGSON.
Comme l'écrit Diderot (Pensées détachées sur la peinture, 1765) : «Je crois que nous avons plus d'idées que de mots.
Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées! » Le langage n'est-il pas une tension vers ce
qu'il ne peut pas dire?.
»
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