Si une oeuvre coûte du travail, peut-on dire que tout travail conduit à une oeuvre
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Si une oeuvre coûte du travail, peut-on dire que tout travail conduit à une oeuvre?
INTRODUCTION
Alors qu'on admet, après quelque réflexion, que produire une oeuvre (artisanale, artistique) implique un travail, on serait sans doute
étonné d'entendre un ouvrier évoquer comme «son oeuvre » l'automobile que produit finalement la chaîne de montage à laquelle il
participe.
Certains travaux paraissent ne pas conduire à une oeuvre.
I.
QU'IMPLIQUE UNE oeUVRE?
— Elle résulte d'un travail, c'est-à-dire l'activité volontaire d'un être humain, obéissant à un projet.
— Mais le terme n'est en général utilisé que pour désigner des catégories de travaux devenues rares ou considérées comme réservées à
certains individus :
• l'artisan ou, au moins, l'ouvrier ayant acquis une formation spécialisée de haut niveau (cf.
le «chef-d'oeuvre» des compagnons de
l'ancien «Tour de France »);
• l'art — et le terme évoque alors soit une oeuvre d'art singulière, soit la totalité de la production d'un artiste.
— L'oeuvre paraît ainsi impliquer une relation de proximité, de maîtrise, avec son auteur.
Même s'il peut arriver qu'on ignore le nom de ce
dernier, son «anonymat» ne désigne aucunement le caractère interchangeable d'un objet.
— De plus l'oeuvre est, sinon unique, du moins singularisée (les bols tournés par le potier ne sont pas tous exactement semblables,
même s'ils ne présentent que d'infimes variantes par rapport à une forme constante).
II.
LE TRAVAIL SANS oeuvre
— S'il y a ainsi relation entre l'oeuvre et son producteur (l'agriculteur peut toujours dire «C'est moi qui ai labouré ce champ»), cette relation
s'efface dans le travail moderne, industriel.
- Ce n'est plus le travailleur qui y décide de ce qu'il produit (contrairement à l'artisan ou à l'artiste — même si l'on ne doit pas trop
mythifier leur situation: ils sont dans une certaine mesure soumis à l'existence et à la demande du marché qu'ils visent, mais ils
bénéficient néanmoins d'une certaine souplesse, ou indépendance, par rapport à ce marché).
— Il n'a plus la responsabilité de l'ensemble de l'objet (travail à la chaîne ou «en miettes»; cf.
les analyses de G.
Friedman).
Lorsque
l'oeuvre n'est plus possible, l'ouvrier (dont le nom évoque pourtant, paradoxalement, la possibilité de faire oeuvre) subit toutes les
aliénations classiquement analysées par Marx.
III.
L'ALIÉNATION
Le travail sans oeuvre interdit tout rapport de maîtrise relativement à la production.
Il n'obéit plus à un projet personnel (la décision vient
d'un autre).
— Il ne peut donc apporter de satisfaction réelle au travailleur (cf.
Marx, le travail industriel déshumanise au lieu d'humaniser) parce qu'il
n'indique aucune a spiritualisation volontaire de la matière.
Les analyses de Marx concernant la généralisation des échanges dans la société capitaliste, et
l'emprise croissante des catégories marchandes sur la vie sociale, ont mis en évidence les
mécanismes fondamentaux qui font que « les rapports entre les choses » tendent de plus en plus à
régler, à dominer « les rapports entre les hommes ».
Ce phénomène, que Marx? analyse dans un
passage célèbre intitulé « le caractère fétiche de la marchandise » (Le Capital, livre l) tient au fait que
la production et l'échange, réglés par les finalités du profit capitaliste et non par la satisfaction
harmonieuse des besoins fondamentaux de la société, sont perçus comme un monde étranger,
extérieur à chaque travailleur, et exerçant sur lui une contrainte dont il ne peut comprendre la
signification qu'en élucidant les conditions de son exploitation, c'est-à-dire les rapports sociaux de
production qui régissent toute l'activité sociale.
Mais le plus souvent, le monde des apparences,
renforcé par le langage et les conditionnements idéologiques, occulte totalement le fonctionnement
réel de l'exploitation capitaliste.
Le capital et l'argent semblent doués d'une vie propre, autonome.
L'argent « fait des petits » (il peut même « travailler ») tandis que le réinvestissement des profits
vient grossir le capital qui, ainsi, semble s'accroître de lui-même.
Avec le salaire aux pièces ou au
temps passé, le travailleur peut même avoir l'illusion que l'intégralité du travail fourni est rétribuée,
puisqu'il touche une somme « proportionnelle » à la tâche ou au temps passé.
Le discours des
économistes qui gèrent le système, des technocrates et des comptables, vient renforcer cette illusion
et la systématiser.
Pourtant, un examen un peu attentif et idéologiquement honnête de -la sphère
des échanges et de celle de la production doit conduire à une constatation, que l'on peut résumer
schématiquement ainsi : si, dans la sphère des échanges, et au terme d'un processus de production
déterminé, apparaît du « profit » (c'est-à-dire une somme d'argent excédentaire par rapport à la
somme initialement investie), c'est bien que de nouvelles valeurs ont été produites, et qu'elles n'ont
pas reçu, dans l'acte d'achat de la force de travail, une contrepartie en argent.
Comme le note Marx, si le détenteur des capitaux et des
moyens de production payait à sa valeur la totalité du travail fourni, il ne pourrait réaliser de profit : celui-ci, travesti en « bénéfice », n'est
pas autre chose que la forme prise par la plus-value, c'est-à-dire la différence entre la valeur de la force de travail achetée pour un temps
déterminé et la valeur des produits effectivement fabriqués pendant ce temps.
Mais le « contrat de travail » et toutes ses stipulations
juridiques occultent un tel mécanisme et suscitent de surcroît l'illusion que le patron et l'ouvrier contractent librement et définissent en
commun les conditions de l'embauche, alors que les conditions d'existence de chacun, la distribution des richesses, l'état du marché du
travail, etc., rendent totalement illusoire et mystifiante cette « égalité juridique ».
Pour être saisie dans sa signification réelle, la forme
apparente de l'échange doit être référée aux conditions concrètes dans lesquelles se trouvent effectivement les hommes et les classes
sociales auxquelles ils appartiennent.
— Ce qui se réalise au contraire dans l'oeuvre, c'est le passage du «subjectif» (à comprendre, pas nécessairement comme subjectivité an
sens psychologique, mais comme projet, décision, intimité première, ensemble d'intentions à réaliser par leur extériorisation) dans
l'objectif, c'est-à-dire la synthèse de l'abstrait et du concret; ,de l'esprit et de la matière (en termes un peu hégéliens).
CONCLUSION
Le travail que coûte une oeuvre est décidé en majeure partie par celui qui l'accomplit.
A l'inverse, le travail sans oeuvre, c'est-à-dire, pour
la société contemporaine, la très grande majorité du travail, est organisé sans l'intervention du travailleur: il est alors soumis à la matière
et au jeu des décisions anonymes de l'économique..
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