Si nous désirons être libre qu'est-ce qui nous empêche de l'être ?
Extrait du document
«
Sans doute y a-t-il chez tout homme un désir de liberté.
Mais on constate aussi que, souvent, le même homme se
plaint de ne pas jouir d'une liberté suffisante.
Qu'est-ce qui vient ainsi contrarier son désir?
Si l'on comprend le désir d'être libre comme la conscience d'un manque, d'une absence de liberté, nous nous
condamnons à n'être jamais satisfait de la liberté qui nous est offerte, puisque par définition «désirer être libre»
signifie entrer dans un interminable processus au cours duquel le désir se verra alternativement satisfait en partie et
renaissant.
Il est donc préférable de comprendre le désir comme la motivation de la conduite, et de l'assimiler ainsi à la volonté.
Mais il convient aussi de préciser quelle conception de la liberté se trouve en jeu.
Il est clair que si l'on entend par «être libre» la naïve capacité de faire ce que l'on veut quand on veut et comme on
veut, les empêchements vont être nombreux: des contraintes simplement biologiques (je ne suis pas libre de
m'envoler par la fenêtre) aux lois sociales (je ne suis pas libre de tuer mon voisin) en passant par la présence des
autres (je ne suis pas libre de sonoriser toute la rue avec ma chaîne Hi-Fi).
Il faut donc substituer à cette pseudoliberté une conception plus rigoureuse.
Les philosophes antiques nous proposent par exemple le modèle d'une liberté tout intérieure ou spirituelle contre
laquelle aucun obstacle ne peut surgir; cela suppose un détachement à l'égard des biens concrets, une apathie
efficace qui me rend indifférent aux incidents extérieurs et, de façon stoïque, je peux maintenir la liberté de mon
esprit malgré toutes les formes concevables de l'adversité (souffrance physique, pouvoirs divers, acharnement d'un
ennemi, plus rien ne compte).
Mais cela implique, outre la différence entre « ce qui dépend de moi et le reste, la
confiance accordée à l'organisation logique du cosmos, et de fait ma liberté n'est rien d'autre qu'une façon
d'acquiescer absolument à tout ce qui survient.
D'un point de vue contemporain, et par-delà la reprise, chez
Spinoza, de la liberté comme connaissance de la nécessité », une telle conception peut sembler trop démunie du
côté de la pratique.
La liberté «moderne» entend s'affirmer, non seulement comme réalité intérieure, mais aussi, ou
même davantage, comme actualisée ou réalisée dans des conduites et des actes.
De ce point de vue, c'est évidemment le réel, dans son acception la plus large — les autres et la nature — qui
risque de faire obstacle à mon «désir» de liberté.
Encore peut-on distinguer deux conceptions différentes de la liberté que je veux affirmer : si j'admets qu'il me reste
à exercer des capacités déjà constituées en moi, le réel se présente en effet doté d'un coefficient de résistance à
mes actes qui peut ne pas être négligeable.
Mais faut-il de la sorte concevoir la liberté comme un donné implicite? N'est-elle pas plutôt — même si je l'affirme
comme Kant à titre de postulat métaphysique — une potentialité qu'il m'appartient toujours d'amener au réel? C'està-dire un ensemble de conduites à élaborer, à constituer en fonction des situations que je rencontre.
De ce point de
vue, la liberté n'est pas déjà faite ou déjà là: elle se confirme dans la diversité de mes réactions, s'élabore à travers
la suite des mes actes.
Lorsque Sartre affirme que les Français n'ont jamais été aussi libres que sous
l'occupation allemande, sa formule apparemment paradoxale indique que
l'exercice de la liberté suppose qu'elle rencontre des résistances l'obligeant à
se préciser par des prises de position, des choix relatifs à la réalité d'une
situation particulière.
La liberté, autrement dit, ne saurait se prouver ou
s'éprouver de façon abstraite et dans le vide.
On pourrait à son propos
parodier Kant : comme la colombe, elle ne prend son envol que grâce à la
résistance de ce qui paraissait d'abord l'empêcher d'être.
On pourrait utiliser
cette métaphore de la colombe pour aussi montrer notre rapport
inconséquent à la loi.
La colombe, dans son vol, éprouve la résistance de l'air
et elle se plaît à imaginer qu'elle volerait bien mieux et bien plus haut sans cet
obstacle: elle ignore que sans l'air, elle ne volerait pas du tout et que ce
qu'elle ressent comme un empêchement est aussi une condition de possibilité
même de son vol.
Nous aussi nous plaisons à imaginer une vie sans règles, au-delà des lois:
suppression des impôts, de la police, du code de la route, etc.
Ce faisant,
nous sommes aussi écervelés que la colombe, car nous oublions que sans ces
contraintes, notre prétendue liberté n'existerait plus.
Nous ressentons comme
un obstacle ce qui en réalité est une condition d'exercice de nos actions.
Que
serait en effet ma sécurité sans les forces de l'ordre ? que serait mon
existence sans protection sociale que je finance par mes impôts ?.
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