Serait-il souhaitable pour l'humanité d'avoir une langue unique ?
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«
[Introduction]
C 'est de nombreuses façons que la multiplicité des langues parlées dans le monde apparaît comme gênant la communication entre les hommes.
Si, en visite
à l'étranger, j'ignore tout de la langue du pays et si de surcroît je suis incapable d'utiliser une autre langue que pourraient aussi connaître mes éventuels
interlocuteurs (qu'il s'agisse de l'anglais, de l'espagnol ou de n'importe quelle autre), je me trouve bien en peine.
ne serait-ce que pour demander mon
chemin.
Plus sérieusement, c'est la connaissance que je peux essayer d'avoir des littératures étrangères qui dépend de l'existence de traductions.
Or ces
dernières ne sont pas forcément rapides.
O n comprend que, périodiquement, certains esprits puissent admettre qu'une seule langue, parlée par tous les
hommes, faciliterait les choses.
[I – Une communication facilitée]
Il est évident que, si l'humanité dans son ensemble ne pratiquait qu'une seule langue, la communication ne connaîtrait plus aucun empêchement.
Où que je
me trouve, je pourrais me faire comprendre des autres, et quelle que soit l'origine géographique de l'homme avec lequel je suis en contact, nous pourrions
communiquer sans rencontrer la moindre difficulté.
C 'est d'ailleurs depuis des temps anciens que la multiplicité des langues est volontiers vécue comme une difficulté.
Déjà, le mythe biblique de la Tour de
Babel en souligne les conséquences : condamnés à ne plus se comprendre par la volonté de Dieu, les hommes sont incapables d'achever leur construction.
Outre que cette multiplicité a posé à certains philosophes le problème de son origine et a suscité des hypothèses multiples, elle a aussi fait naître,
périodiquement, l'espoir que puisse être constituée une langue « universelle ».
On peut toutefois distinguer deux situations différentes : d'une part l'universalisation d'une langue naturelle préexistante ; de l'autre la mise au point d'une
langue artificielle qui pourrait être pratiquée universellement.
C e second cas, si l'on en croit les tentatives qui ont eu lieu, est voué à l'échec : l'existence de
deux projets distincts de langue universelle (l'esperanto et l'ido) suffit à signaler dès le départ qu'il s'agit là d'une bien étrange universalité...
Quant à
l'universalisation d'une langue naturelle préexistante, elle semble ne pouvoir se produire qu'en conséquence d'une suprématie politique et économique de
son pays d'origine — et de ce fait paraît immédiatement peu souhaitable.
Sans aller jusqu'à l'universalité, on dispose de quelques modèles de ce que peut être une langue étendue au-delà de sa frontière nationale.
La notation
mathématique est compréhensible assez vite, que le lecteur en soit français ou polonais : or, elle ne communique pas grand chose, puisque ses signes ne
renvoient qu'à des définitions « vides », dénuées de référents.
Autre cas évocable : dans les sociétés africaines traditionnelles, la multiplicité des langues
est telle que les membres d'ethnies différentes ont recours, pour communiquer entre eux, à des langues dites « véhiculaires », communes à de vastes zones
du continent (le wolof, le dioula en A frique de l'Ouest).
Mais ces langues de communication ne sont utilisées que dans des situations très quotidiennes (au
marché, en voyage), lorsque le message à transmettre est simple ; dès qu'au contraire il s'agit de formuler des informations complexes (contenu, par
exemple, des sagesses locales, récits traditionnels), le recours à la langue vernaculaire s'impose.
La langue en effet ne sert pas seulement à communiquer : elle assure aussi des fonctions d'expression ; et il semble que, plus la communication augmente,
plus l'expression s'efface.
[II - La langue est autre chose qu'un outil de communication]
Toute langue renvoie à un fond culturel particulier ; la langue est, pour chacun de ses utilisateurs, une sorte de mémoire culturelle qui lui rappelle son
appartenance à un groupe, à une société.
A insi, elle n'est pas seulement un vocabulaire et un ensemble de structures grammaticales permettant de dire
quelque chose ; son vocabulaire est de surcroît « hanté » par les souvenirs, même diffus, de ses chefs-d'oeuvre littéraires ; sa syntaxe correspond à un
découpage du réel, à une interprétation du monde.
On sait par exemple que la conception de la temporalité correspond pour un groupe aux possibilités de
dire le temps que lui offre la grammaire de sa langue.
D'autre part, toute langue naturelle est d'abord « maternelle », au sens où le locuteur entretient avec elle un certain nombre de relations affectives, qui
traduisent ses propres expériences.
Les connotations personnelles que j'ajoute plus ou moins consciemment aux mots témoignent à leur façon de mon
histoire singulière, en maintiennent les échos dans mon langage.
Sans doute une telle relation n'est-elle pas inconcevable par rapport à une langue
mondialement pratiquée, mais l'aspect « maternel » de la langue signifie d'abord l'inscription d'un sujet dans un contexte familial, lui-même situé de manière
particulière dans un milieu linguistique, et il semble qu'un tel emboîtement serait perdu dès lors que l'humanité ne parlerait plus qu'une seule langue.
En troisième lieu, la langue propose à son locuteur des conditions de création.
Relativement aux formes officielles, chacun dispose de variantes possibles,
qu'il peut utiliser aussi bien oralement, dans la vie de tous les jours, que professionnellement, lorsqu'on a affaire à un travail d'écrivain.
Pour ce dernier, la
langue est d'abord un matériau, avec ses formes et ses sonorités spécifiques, et c'est ce matériau qu'il travaille, pour en livrer une version autre, mais
néanmoins susceptible de s'inscrire dans la mémoire collective de sa langue nationale, et, par là, d'influencer peut-être le langage de chacun de s e s
concitoyens.
[III — Des pertes graves]
L'hypothèse d'une langue unique réduit le langage à sa seule fonction de communication.
Celle-ci est évidemment
fondamentale, mais les linguistes affirment qu'elle n'est pas la seule fonction du langage : ils en distinguent sept
différentes! Sans qu'il soit nécessaire de les passer toutes en revue, on peut souligner à quel point leur disparition serait
grave.
A insi, la fonction esthétique, celle qui s'attache plus à la forme du message qu'à son contenu, est étroitement liée à
l'histoire et à la créativité de chaque langue : il n'y a de littérature que relativement à une histoire littéraire particulière
(un écrivain anglais d'aujourd'hui tient compte d'un ensemble de textes antérieurs — par exemple de Shakespeare à
Joyce — qui n'est pas le même que celui par rapport auquel se situe un écrivain français — par exemple de Rabelais à
Beckett).
La fonction d' « expression de la pensée » — grâce à laquelle le dicible et le pensable s'influencent réciproquement — est
à la source des différentes « visions du monde » auxquelles adhère l'humanité.
Lorsque Heidegger affirme par exemple
que pour philosopher, il faut se faire l'oreille grecque, cela indique à quel point la langue grecque ancienne suggère avec
le monde certaines relations qui ne sont pas les nôtres.
Passer d'une langue à une autre, c'est dès lors expérimenter une
autre manière de saisir le monde, c'est constater que ma façon habituelle de me situer par rapport au réel n'a rien
d'absolument nécessaire, c'est opérer un travail intellectuel me révélant d'autres modes de compréhension ou
d'interprétation.
De ce point de vue, il est clair que le recours à une langue unique déterminerait un appauvrissement
considérable de la pensée : il n' aboutirait qu'à une authentique « pensée unique ».
[Conclusion]
Souhaiter une langue mondiale, ce serait oublier à quel point la langue met en circulation tout autre chose que de la simple information.
Ce serait approuver
l'uniformisation des cultures et des modes de pensée, la disparition des différences internes à l'humanité.
C e que la lecture pessimiste du mythe de Babel
oublie, c'est que les hommes, séparés par des langues différentes, sont invités aussi à multiplier les inventions distinctes en même temps que les efforts
pour se retrouver.
L'humanité n'est pas monolithique, et il n'est pas souhaitable qu'elle le soit un jour (cela signifierait l'instauration d'un totalitarisme
absolu, ayant vaincu toute marque de singularité) : c'est précisément parce que la pluralité des langues peut être pour les besoins de la communication une
gêne que l'humanité a pour tâche de trouver des voies pour se rassembler en respectant la multiplicité de ses versions..
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