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Sénèque, De la brièveté de la vie

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« Quand tous les génies qui ont jamais brillé se réuniraient pour méditer sur cet objet, ils ne pourraient s'étonner assez de cet aveuglement de l'esprit humain. Aucun homme ne souffre qu'on s'empare de ses propriétés; et, pour le plus léger différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes. Et pourtant la plupart permettent qu'on empiète sur leur vie; on les voit même en livrer d'avance à d'autres la possession pleine et entière. On ne trouve personne qui veuille partager son argent, et chacun dissipe sa vie à tous venants. Tels s'appliquent à conserver leur patrimoine, qui, vienne l'occasion de perdre leur temps, s'en montrent prodigues, alors seulement que l'avarice serait une vertu. (2) Je m'adresserai volontiers ici à quelque homme de la foule des vieillards : «Tu es arrivé, je le vois, au terme le plus reculé de la vie humaine; tu as cent ans ou plus sur la tête; eh bien, calcule l'emploi de ton temps; dis-nous combien t'en ont enlevé un créancier, une maîtresse, un accusé, un client; combien tes querelles avec ta femme, la correction de tes esclaves, tes démarches officieuses dans la ville. Ajoute les maladies que nos excès ont faites; ajoute le temps qui s'est perdu dans l'inaction, et tu verras que tu as beaucoup moins d'années que tu n'en comptes. (3) Quelle en est donc la cause ? Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels; à vos désirs on vous dirait immortels. » Sénèque, De la brièveté de la vie

Dans le 1er §, Sénèque s’oppose donc à l’opinion commune (doxa) qui veut qu’on ne puisse voler que les biens matériels. Il dénonce ce mensonge de l’opinion en montrant qu’au-delà du monde rassurant des idées toutes faites, il est un monde plus inquiétant, mais aussi plus passionnant dans ce qu’il recèle d’inconnu et de surprise. Il n’expose pas une contradiction entre la pensée et le réel, mais une contradiction au sein de la pensée elle-même. Celle-ci admet que l’on puisse prendre les armes pour défendre ses biens, mais admet que n’importe qui puisse vous dérober votre bien le plus précieux, à savoir votre temps.    Dans le 2nd §, Sénèque nous invite à faire le bilan du gaspillage de notre existence. Pour lui, la vie heureuse n’est possible qu’à celui qui s’en donne les moyens. L’homme heureux est d’abord un homme d’effort : son bonheur est une conséquence de l’exercice de sa raison. Pour Sénèque, le temps est ce qui doit être mis à profit pour développer ses dispositions à la vertu, donc devenir meilleur, donc être heureux. Perdre son temps c’est perdre la possibilité de devenir sage, c'est-à-dire de devenir pleinement homme dans tout ce que cela signifie de noblesse et de dignité, de coïncidence avec soi-même et sa nature.  

« (1) « Quand tous les génies qui ont jamais brillé se réuniraient pour méditer sur cet objet, ils ne pourraient s'étonner assez de cet aveuglement de l'esprit humain.

Aucun homme ne souffre qu'on s'empare de ses propriétés; et, pour le plus léger différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes.

Et pourtant la plupart permettent qu'on empiète sur leur vie; on les voit même en livrer d'avance à d'autres la possession pleine et entière.

On ne trouve personne qui veuille partager son argent, et chacun dissipe sa vie à tous venants. Tels s'appliquent à conserver leur patrimoine, qui, vienne l'occasion de perdre leur temps, s'en montrent prodigues, alors seulement que l'avarice serait une vertu. (2) Je m'adresserai volontiers ici à quelque homme de la foule des vieillards : «Tu es arrivé, je le vois, au terme le plus reculé de la vie humaine; tu as cent ans ou plus sur la tête; eh bien, calcule l'emploi de ton temps; dis-nous combien t'en ont enlevé un créancier, une maîtresse, un accusé, un client; combien tes querelles avec ta femme, la correction de tes esclaves, tes démarches officieuses dans la ville.

Ajoute les maladies que nos excès ont faites; ajoute le temps qui s'est perdu dans l'inaction, et tu verras que tu as beaucoup moins d'années que tu n'en comptes. (3) Quelle en est donc la cause ? Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre.

Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours.

Vos craintes sont de mortels; à vos désirs on vous dirait immortels.

» Sénèque, De la brièveté de la vie Introduction C omme chacun sait, pour les grecs tout est écrit et nul ne peut échapper à son destin.

Comme de surcroît Sénèque est un philosophe stoïcien, on pourrait s'attendre à ce que dans un texte sur « la brièveté de la vie », il enseigne qu'il faut accepter que les choses arrivent comme elles arrivent, et non comme on voudrait qu'elles soient.

Bien au contraire, il dénonce notre passivité face au gaspillage de notre vie.

De plus comme Sénèque a été le précepteur puis le conseiller politique d'un des plus puissants empereurs romains, Néron, on pourrait s'attendre à ce qu'il loue le temps passé à user, à bon escient, du pouvoir.

En fait il le stigmatise de la même façon. De quel gaspillage parle t-il et quels solutions propose t-il pour y remédier ? C 'est l'objet de cet extrait, où Sénèque va d'abord, en bon philosophe, poser le problème sous forme de paradoxe, puis dénoncer les obstacles qui nous empêchent de gagner notre temps, avant d'expliquer la cause principale de ce gaspillage, à savoir le fait que nous vivions comme si nous étions immortels. Mouvement du texte Dans le 1er §, Sénèque s'oppose donc à l'opinion commune (doxa) qui veut qu'on ne puisse voler que les biens matériels.

Il dénonce ce mensonge de l'opinion en montrant qu'au-delà du monde rassurant des idées toutes faites, il est un monde plus inquiétant, mais aussi plus passionnant dans ce qu'il recèle d'inconnu et de surprise.

Il n'expose pas une contradiction entre la pensée et le réel, mais une contradiction au sein de la pensée elle-même.

C elle-ci admet que l'on puisse prendre les armes pour défendre ses biens, mais admet que n'importe qui puisse vous dérober votre bien le plus précieux, à savoir votre temps. Dans le 2nd §, Sénèque nous invite à faire le bilan du gaspillage de notre existence.

Pour lui, la vie heureuse n'est possible qu'à celui qui s'en donne les moyens.

L'homme heureux est d'abord un homme d'effort : son bonheur est une conséquence de l'exercice de sa raison.

P our Sénèque, le temps est ce qui doit être mis à profit pour développer ses dispositions à la vertu, donc devenir meilleur, donc être heureux.

Perdre son temps c'est perdre la possibilité de devenir sage, c'est-à-dire de devenir pleinement homme dans tout ce que cela signifie de noblesse et de dignité, de coïncidence avec soi-même et sa nature. Dans le 3ième §, Sénèque explique que les hommes insensés perdent leur temps, parce qu'ils oublient qu'ils sont mortels.

Ils vivent comme s'ils ne devaient jamais mourir.

L'homme sage au contraire, sachant que la vie est brève, gagne son temps en maîtrisant le présent.

Pour Sénèque, en effet, le passé est incertain, le présent bref et l'avenir instable et douteux.

Le passé désespère le nostalgique qui soufre de ne pouvoir agir sur lui, et l'avenir inquiète l'angoissé qui craint son incertitude.

Seul celui qui possède le présent possède tout le temps. C onclusion L'objectif que nous propose Sénèque, c'est la conversion à soi.

Il s'agit d'échapper à tous les opportuns, à toutes les contraintes externes, aux événements, aux occupations vaines, et de se rejoindre en soi-même, dans une citadelle intérieure, une « tour d'ivoire ».Cette recette, Sénèque ne se l'ai appliquée à luimême que dans les 3 dernières années de sa vie.

En effet si dans ses œuvres Sénèque a toujours dénoncer les richesses et le pouvoir qui possèdent ceux qui croient les posséder, et affirmer avec vigueur que le temps passé à cultiver sa fortune ou son pouvoir est autant de temps perdu pour cultiver son jardin (la vertu en soi), c'est en grande partie parce que lui-même était pris au piège de la bienveillance et des largesses de Néron, et lorsque ce dernier lui demandera de se suicider, Sénèque le fit illico. Intérêt philosophique L'intérêt philosophique de ce texte est de montrer qu'il existe des points de convergence entre le stoïcisme et l'épicurisme.

Habituellement on oppose les 2 philosophies au motif que pour les épicuriens le bonheur est dans le plaisir (mesuré) et pour les stoïciens dans la vertu.

P our les stoïciens c'est en acquiesçant à l'ordre du monde et en distinguant ce qui dépend de lui et ce qui n'en dépend pas que le sage est heureux, alors que pour les épicuriens c'est en n'abdiquant pas devant le destin et en acquérant la maîtrise rationnelle de lui-même. Sénèque développe ici des thèses proches de l'épicurisme en faisant de l'oubli de la mortalité de l'homme la cause du gaspillage de la vie et de l'attention portée au présent, le remède à la situation qu'il dénonce.

Le 1er thème est proche de celui développé par Epicure dans son tetrapharmakon, à savoir qu'il ne faut pas craindre la mort car celle-ci nous délivre du fardeau que représenterait l'immortalité.

Le 2nd thème consiste à affirmer avec Epicure que le bonheur réside dans une certaine façon de vivre la temporalité.

Pour les 2 philosophes, nous devons vivre en étant attentif au présent. Peut-être parce qu'il était teinté d'épicurisme, le stoïcisme de Sénèque a profondément influencé Montaigne qui méprise avec lui la douleur et la mort, Descartes qui adopte provisoirement sa morale et « préfère changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde » et Spinoza qui comme lui « distingue le déterminisme selon qu'il est interne ou externe ».. »

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