Science et éthique Henri Poincaré, La valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p. 20.
Publié le 13/11/2022
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«
Science et éthique
"La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent mais ne se
pénètrent pas.
L'une nous montre à quel but nous devons viser, l'autre, le but étant
donné, nous fait connaître les moyens de l'atteindre.
Elles ne peuvent donc jamais
se contrarier puisqu'elles ne peuvent se rencontrer.
Il ne peut pas y avoir de science
immorale, pas plus qu'il ne peut y avoir de morale scientifique."
Henri Poincaré, La valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p.
20.
"Il ne peut pas y avoir de morale scientifique ; mais il ne peut pas y avoir non plus
de science immorale.
Et la raison en est simple ; c’est une raison, comment dirai-je ?
purement grammaticale.
Si les prémisses d’un syllogisme sont toutes les deux à l’indicatif, la conclusion sera
également à l’indicatif.
Pour que la conclusion pût être mise à l’impératif, il faudrait
que l’une des prémisses au moins fût elle-même à l’impératif.
Or, les principes de la
science, les postulats de la géométrie sont et ne peuvent être qu’à l’indicatif ; c’est
encore à ce même mode que sont les vérités expérimentales, et à la base des
sciences, il n’y a, il ne peut y avoir rien autre chose.
Dès lors, le dialecticien le plus
subtil peut jongler avec ces principes comme il voudra, les combiner, les
échafauder les uns sur les autres ; tout ce qu’il en tirera sera à l’indicatif.
Il
n’obtiendra jamais une proposition qui dira : fais ceci, ou ne fais pas cela ; c’est-àdire une proposition qui confirme ou qui contredise la morale.
Et c’est là une difficulté que les moralistes rencontrent depuis longtemps.
Ils
s’efforcent de démontrer la loi morale ; il faut le leur pardonner puisque c’est là
leur métier ; ils veulent appuyer la morale sur quelque chose, comme si elle pouvait
s’appuyer sur autre chose que sur elle-même.
La science nous montre que l’homme
ne peut que se dégrader en vivant de telle ou telle manière ; et si je me soucie peu
de me dégrader, si ce que vous nommez dégradation, je le baptise progrès ? La
métaphysique nous engage à nous conformer à la loi générale de l’être qu’elle
prétend avoir découverte ; j’aime mieux, pourra-t-on lui répondre, obéir à ma loi
particulière ; je ne sais pas ce qu’elle répliquera, mais je peux vous assurer qu’elle
n’aura pas le dernier mot.
La morale religieuse sera-t-elle plus heureuse que la science ou la métaphysique ?
Obéissez parce que Dieu l’ordonne, et qu’il est un maître qui peut briser toutes les
résistances.
Est-ce une démonstration et ne pourra-t-on soutenir qu’il est beau de se
dresser contre la toute-puissance et que dans le duel entre Jupiter et Prométhée,
c’est Prométhée torturé qui est le vrai vainqueur ? Et puis ce n’est pas obéir que de
céder à la force ; l’obéissance des cœurs ne peut être contrainte.
Et nous ne pouvons pas non plus fonder une morale sur l’intérêt de la
communauté, sur la notion de patrie, sur l’altruisme, puisqu’il resterait à
démontrer qu’il faut au besoin se sacrifier à la cité dont on fait partie, ou bien
encore au bonheur d’autrui ; et cette démonstration, aucune logique, aucune
science ne peut nous la fournir.
Bien plus, la morale de l’intérêt bien entendu, ellemême, celle de l’égoïsme serait impuissante, puisque, après tout, il n’est pas certain
qu’il convienne d’être égoïste et qu’il y a des gens qui ne le sont point.
Toute morale dogmatique, toute morale démonstrative est donc vouée d’avance à
un échec certain ; elle est comme une machine où il n’y aurait que des
transmissions de mouvement et pas d’énergie motrice.
Le moteur moral, celui qui
peut mettre en branle tout l’appareil des bielles et des engrenages, ce ne peut être
qu’un sentiment.
On ne peut pas nous démontrer que nous devons avoir pitié des
malheureux, mais qu’on nous mette en présence de misères imméritées, spectacle
qui n’est, hélas ! que trop fréquent, et nous nous sentirons soulevés par un
sentiment de révolte ; je ne sais quelle énergie se lèvera en nous, qui n’écoutera
aucun raisonnement et qui nous entraînera irrésistiblement et comme malgré nous.
On ne peut pas démontrer qu’on doit obéir à un Dieu, quand même on nous
prouverait qu’il est tout-puissant et qu’il peut nous écraser ; quand même on nous
prouverait qu’il est bon et que nous lui devons de la reconnaissance ; il y a des gens
qui croient que le droit à l’ingratitude est la plus précieuse de toutes les libertés.
Mais si nous aimons ce Dieu, toute démonstration deviendra inutile, et l’obéissance
nous semblera toute naturelle ; et c’est pour cela que les religions sont puissantes,
tandis que les métaphysiques ne le sont pas.
Quand on nous demande de justifier par des raisonnements notre amour pour la
patrie, nous pouvons être très embarrassés ; mais que nous nous représentions par
la pensée nos armées vaincues, la France envahie, tout notre cœur se soulèvera, les
larmes nous monteront aux yeux et nous n’écouterons plus rien.
Et si certaines
gens accumulent aujourd’hui tant de sophismes, c’est sans doute qu’ils n’ont pas
assez d’imagination, ils ne peuvent se représenter tous ces maux, et si le malheur
ou quelque punition du ciel voulaient qu’ils les vissent de leurs yeux, leur âme se
révolterait comme la nôtre.
La science ne peut donc à elle seule créer une morale ; elle ne peut pas davantage
à elle seule et directement, ébranler ou détruire la morale traditionnelle."
Henri Poincaré, Dernières pensées, 1913, chapitre VIII, Flammarion, 1926, p.
225228.
"En fait, il est indéniable que de nombreuses difficultés de notre époque sont
dues aux mauvais usages de la science, à ce que j'ai appelé les détournements de la
science.
[...] Suffirait-il donc, comme il a été suggéré, de fermer les laboratoires, de
supprimer les moyens de travail aux savants, à défaut de les pendre, et de se
contenter d'exploiter les connaissances acquises jugées largement suffisantes ? [...]
Il est certain que nous serions en proie à des difficultés plus tragiques encore si la
science ne progressait plus.
[...] Une crise de conscience s'est emparée du monde
scientifique et chaque jour nous pouvons voir s'affirmer davantage le sens de la
responsabilité sociale du savant.
Les savants ne peuvent pas se constituer en une
petite élite détachée des autres hommes et des contingences pratiques ; comme
membres de la grande communauté des travailleurs, ils ont à se préoccuper de
l'usage qui est fait de leurs découvertes.
En dépit des erreurs graves que [l'homme]
commet encore trop souvent, je suis convaincu [...] que toute nouvelle conquête de
la science apporte plus de bien que de mal".
Frédéric Joliot-Curie, "Quelques réflexions sur la valeur humaine de la science",
La Nef, n.
2, 1957.
"[Le] déclin des relations entre la science et la culture, et le retrait concomitant de
la science dans la sphère purement technique, est souvent appuyé par l'argument
spécieux et ambigu selon lequel la science est, et doit être, éthiquement neutre.
Dans son sens le plus trivial et individualiste, à savoir que les scientifiques ne se
préoccupent pas de ce sur quoi leurs expérimentations débouchent, c'est
clairement faux ; presque tous les scientifiques actifs espèrent plus ou moins
passionnément être capables de prouver ou de réfuter la théorie particulière sur
laquelle ils travaillent.
Mais ce n'est pas pertinent en ce qui concerne la fonction de
la science comme force culturelle.
Il est bien plus important que les scientifiques
soient prêts à ce que leurs théories de prédilection s'avèrent être fausses.
La science
dans son ensemble ne peut certainement pas permettre que son jugement à propos
des faits soit déformé par des idées sur ce qui devrait être vrai, ou par ce que
quelqu'un pourrait souhaiter être vrai.
Elle ne peut pas, par exemple, permettre que son estimation des valeurs
nutritives relatives des aliments d'origine animale et végétale soit influencée par les
jugements éthiques du végétarisme.
Mais c'est s'abêtir et se fourvoyer que
d'affirmer que la science peut seulement mesurer les avantages des différentes
protéines animales sur les protéines végétales, et doit ensuite laisser entièrement
de côté la question éthique, pour qu'elle soit décidée par d'autres.
Les valeurs
nutritives des différentes sortes d'aliments sont une partie essentielle de la
situation globale sur laquelle un jugement éthique doit être fait, et une partie dont,
sans l'aide de la science, nous resterions ignorants.
Si, ou peut-être devrait-on dire
quand, la science découvrira une méthode alternative et également simple de
produire la nourriture dont l'humanité a besoin, nous trouverons probablement
plus convenable d'abandonner l'inélégant attirail d'entrepôts et d'abattoirs dont
nous dépendons actuellement.
La contribution de la science à l'éthique, non pas en questionnant ses
présuppositions fondamentales, mais simplement en révélant des faits qui étaient
jusque là inconnus ou communément ignorés, est bien plus importante qu'elle n'est
habituellement admise.
L'adoption de méthodes de pensée qui sont des lieux
communs en science amènerait à la barre du jugement éthique des groupes entiers
de phénomènes qui n'apparaissent pas pour le moment.
Par exemple, nos notions
éthiques sont fondamentalement basées sur un système de responsabilité
individuelle pour les actions individuelles.
Le principe d'une corrélation statistique
entre deux classes d'événements, bien qu'acceptée dans la pratique scientifique,
n'est pas ressenti comme étant complètement valide d'un point de vue éthique.
Si
un homme frappe un bébé sur la tête avec un marteau, nous le poursuivons pour
cruauté et meurtre ; mais s'il vend du lait impropre à la consommation et que le
taux de maladie ou de mort infantile augmente, nous le condamnons uniquement
pour avoir contrevenu aux lois de santé publique.
Et le point de vue éthique est pris
encore moins au sérieux quand la responsabilité, autant que les résultats du crime,
se ramène à un ensemble statistique.
La communauté totale de l'Angleterre et du
Pays-de-Galles tue 8000 bébés par an en échouant à abaisser son taux de mortalité
infantile au niveau atteint par Oslo dès 1931, ce qui serait parfaitement faisable ;
mais peu de gens pensent qu'il s'agit là d'un crime.
Assez récemment, un nouveau problème est apparu comme la plus grande
énigme posée au jugement éthique de l'homme - le problème de la bombe
atomique.
Ici il est impossible de nier que les scientifiques doivent jouer un rôle
important, sinon dominant, dans la décision de savoir comment les nouveaux
pouvoirs de l'homme doivent être incorporés dans sa vie sociale.
Leur
responsabilité est très importante tout simplement à cause de leur savoir.
N'importe qui, doté des idées humaines normales sur le bien [right] et le mal
[wrong], peut voir que la bombe devrait être utilisée aussi peu que possible - bien
qu'il soit pertinent de signaler que ce sont les scientifiques, et pas les nonscientifiques, qui protestèrent contre son utilisation à Hiroshima et Nagasaki avant
que les Japonais aient été avertis.
Quand il s'agit d'établir des mesures détaillées
afin de prévenir le recours à la bombe, ce sont seulement les hommes avec un
considérable entraînement scientifique qui peuvent apprécier les effets des
différentes directions prises par l'action.
Tout système de contrôle entrera d'une
certaine façon en conflit avec les idées du nationalisme dans lequel,
malheureusement, tant des plus profondes croyances éthiques sont de nos jours
impliquées.
Ce sont seulement les scientifiques qui sont en possession de
l'information et de la compréhension théorique qui peut permettre de décider quel
système de contrôle entre le moins en conflit avec les autres valeurs sociales
légitimes.
Il n'est pas possible pour le physicien de ne pas reconnaître sa
responsabilité ; et il n'y a pas d'excuse pour les non-physiciens à dénier
l'importance suprême de son conseil.
Et tout ceci est vrai même si le scientifique
accepte sans aucune critique le système de valeurs de son époque et de sa société.
Mais les implications éthiques de l'attitude scientifique vont encore plus loin que
cela.
Le maintien d'une attitude scientifique implique l'affirmation d'une certaine
norme éthique.
La raison pour laquelle cela a été ignoré, ou nié, est que l'attitude
scientifique....
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