Schiller: L'art est-il un instrument de libération ?
Extrait du document
Mais ne
serait-il pas possible de faire de la liberté que vous m'accordez un
meilleur usage que d'attirer votre attention sur le domaine des beaux
-arts ? N'est-il pas à tout le moins inopportun de songer à constituer
un code pour le monde esthétique à un moment où les questions du monde
moral offrent un intérêt beaucoup plus immédiat, et où l'esprit
d'investigation philosophique est si instamment requis par les
circonstances actuelles de se consacrer à la plus parfaite de toutes
les oeuvres de l'art, à l'édification d'une vraie liberté politique
?
Je n'aimerais pas vivre à une autre époque ni avoir travaillé
pour un autre siècle. On est citoyen de son temps comme on est citoyen
d'un État ; et si l'on trouve inconvenant, illicite même de ne pas se
conformer aux moeurs et aux habitudes du milieu dans lequel on vit,
pourquoi aurait-on au moins le devoir, au moment où l'on se dispose à
choisir une activité, de prêter l'oreille aux besoins et aux goûts de
son siècle ?
Or la voix de celui-ci ne paraît nullement s'élever en
faveur de l'art ; à tout le moins ne se fait-elle pas entendre en
faveur de celui auquel mes recherches vont exclusivement s'appliquer.
Le cours des événements a donné à l'esprit du temps une orientation
qui menace de l'éloigner toujours plus de l'art idéaliste. Ce dernier
a pour devoir de se détacher de la réalité et de se hausser avec une
convenable audace au-dessus du besoin ; car l'art est fils de la
liberté et il veut que sa règle lui soit prescrite par la nécessité
inhérente aux esprits, non par les besoins de la matière. Or maintenant
c'est le besoin qui règne en maître et qui courbe l'humanité déchue
sous son joug tyrannique. L'utilité est la grande idole de l'époque ;
elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les
talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière le mérite
spirituel de l'art est sans poids ; privé de tout encouragement,
celui-ci se retire de la kermesse bruyante du siècle. L'esprit
d'investigation philosophique lui-même arrache à l'imagination
province après province, et les frontières de l'art se rétrécissent à
mesure que la science élargit ses limites.
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