Saint Thomas d'Aquin: intérêt, usure, argent
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«
[Introduction]
L'économie moderne nous a si bien habitués à verser un intérêt pour toute somme empruntée que cela nous semble « obligatoire » ou « naturel
».
Thomas d'Aquin considère au contraire que l'intérêt, plus volontiers nommé, à son époque, l'usure, est immoral et injuste, et il entreprend de
le démontrer.
C'est précisément parce que son texte peut surprendre dans sa manière de considérer la circulation de l'argent qu'il est intéressant
d'examiner en détail une argumentation correspondant à un moment « pré-capitaliste » de l'économie.
[I.
La consommation]
Bien qu'il commence par affirmer que la perception d'un intérêt pour de l'argent prêté « est une chose injuste en soi », il semble que Thomas
devine que son affirmation ne va pas de soi, même pour ses contemporains.
Cela suppose que ces derniers pratiquaient volontiers l'usure, et
qu'ils n'y voyaient rien d'immoral.
Aussi lui faut-il « rendre cette proposition évidente », c'est-à-dire en opérer une démonstration.
Celle-ci
repose sur une différenciation des biens et de leur usage possible, répartis en trois catégories.
La première est la plus simple à analyser : elle réunit les choses « dont l'usage entraîne la destruction », soit des biens qui ne sont
consommables qu'une seule fois.
Le vin, le blé, les nourritures en général en font évi¬demment partie (ce sont, si l'on veut, des biens « meubles
»).
Puisque l'usage est unique, cela signifie qu'il n'est pas séparable de la chose (séparer l'usage, c'est prévoir qu'on pourra réutiliser la chose, ce
qui n'est pas le cas).
La vente d'un tel bien concerne donc ses deux aspects, à la fois la chose elle-même et son usage.
Si, par hypothèse, on
envisage une revente de la même chose, cela suppose qu'elle n'a pas encore été consommée puisque son usage lui est consubstantiel : ayant
acquis une pomme mais ne la consommant pas, j'ai la possibilité de la revendre (assez rapidement quand même), éventuellement avec un
bénéfice ; on peut admettre que son transport en rend l'usage plus facile pour le second acheteur, et qu'il doit le payer en conséquence.
[II.
L'usage temporaire]
La seconde catégorie de biens « vendables » rassemble des choses qui ne sont pas détruites par l'usage.
Par exemple, dit Thomas, une maison :
son usage consiste à l'habiter, mais elle n'est pas détruite pour autant (on peut de surcroît affirmer qu'elle ne doit pas l'être par le simple fait
qu'elle est habitée).
Il apparaît ainsi que l'usage et la chose peuvent être considérés séparément l'un de l'autre, ce qui donne des possibilités qui
n'existaient pas pour la première catégorie.
Puisque le bien et l'usage ne sont pas confondus, cela signifie que l'on peut vendre l'un sans l'autre.
Soit vendre le bien mais non son usage :
j'ai ainsi la possibilité de vendre une maison en continuant à l'habiter (c'est le cas d'une vente en viager : j'occupe la maison que j'ai vendue tant
que je suis vivant, mais l'usage peut être aussi bien limité dans le temps), comme j'ai la possibilité contraire : je peux vendre l'usage sans le bien
— et c'est en effet ce qui a lieu en cas de location.
L'usage de l'immeuble appartient alors au locataire, qui l'achète contre un loyer à celui qui
reste le propriétaire.
Il est alors juste que, si l'on ne vend que l'usage, le contrat de vente (le bail) précise que le bien devra être maintenu en bon état.
En effet,
l'usage vendu est par principe temporaire, et le bien doit être récupéré à son terme dans son état d'origine (ou à peu près) – ne serait-ce qu'afin
que celui qui en a conservé la propriété puisse ensuite, soit en revendre le seul usage (il a un nouveau locataire), soit choisir de vendre cette
fois l'usage et le bien en même temps (changement de propriétaire).
[III.
La monnaie comme intermédiaire]
La troisième « catégorie » de biens concerne la monnaie et elle seule, parce qu'elle se distingue des deux premières : son usage ne la détruit pas,
du moins en tant que telle (il peut simplement modifier la richesse de celui qui en use), et il n'est pas possible d'y distinguer ce qui y
représenterait un bien de ce qui en serait un usage.
Si cette distinction était possible, on voit que la monnaie serait intégrée dans la catégorie
précédente : on pourrait alors la louer – et cela rendrait légitime l'intérêt et l'usure.
C'est pourquoi Thomas la définit comme existant « pour faciliter les échanges ».
On trouve bien entendu dans cette définition un souvenir
d'Aristote, et elle n'a rien de bien surprenant.
Mais Thomas la prend dans un sens très strict, pour en déduire que son usage « principal » (à
comprendre en fait comme unique) consiste en ce qu'il soit « dépensé et consumé en servant aux commutations ordinaires ».
Ainsi l'argent
n'est-il pas considéré comme un bien en lui-même, il n'est que le moyen d'accéder à un bien, et il est consommé dans une telle opération.
C'est
en quelque sorte sa circulation, c'est-à-dire les commutations ou échanges qu'il rend possibles, qui le tire du côté d'un usage renouvelé, mais
sans bien pour lui servir de prétexte ou de support.
Qu'est-ce alors que le prêt de l'argent ainsi défini ? Le simple fait de faciliter un usage sans vendre un bien lui correspondant.
Réclamer un
intérêt devient injuste, puisque équivalent à la location d'un « non-bien ».
En conséquence, l'argent qui est le fruit de l'usure doit être restitué.
Une telle considération implique que l'argent prêté est automatiquement restitué (sans usure) : dans le cas contraire, le prêteur risque de penser
qu'il perd, non seulement ce qui sert aux commutations, mais ce qui ressemble quand même à un « bien » véritable, puisqu'il est désormais privé
de la possibilité d'échanger.
[Conclusion]
Thomas témoigne dans ce texte d'une pensée économique étrange, d'un point de vue contemporain, puisqu'il lui paraît inconcevable (contraire
à sa définition même) que l'argent puisse par lui-même produire des bénéfices.
C'est que la monnaie ne lui semble constituer qu'un intermédiaire
universel, mais non un bien que l'on pourrait faire fructifier.
L'idée ne s'imposera qu'avec les débuts du capitalisme, et la mise en place d'un
système bancaire trois siècles plus tard.
Faut-il admettre que c'est le catholicisme de Thomas qui lui interdit de prévoir une telle évolution (si
l'on admet avec Max Weber que la naissance du capitalisme doit beaucoup à la mentalité protestante) ? Rien n'est moins sûr : son
environnement est bien catholique, et il semble, à en croire sa critique, que l'on y pratique bien l'usure....
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