ROUSSEAU: N'allons pas surtout conclure avec Hobbes...
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La question qui fournit la toile de fond de ce texte est classique : les xviie et xviiie siècles lui ont fait une grande place dans leurs traités de « philosophie politique », en l'absence d'une véritable théorie de l'histoire. C'est celle de l'état de Nature — Rousseau l'indique nommément au passage. Ici, il convient de la replacer dans une double perspective. D'une part, le problème du droit Naturel qui lui est étroitement lié, où se rencontrent juristes et théologiens, constitue l'axe de référence auquel il faut rapporter certaines allusions du texte pour les éclairer. D'autre part, on ne peut la séparer d'une interrogation qui parcourt toute l'oeuvre de Rousseau : comment comprendre la nature humaine, dès lors qu'elle a une histoire, celle de la raison (à ne pas confondre avec la conscience), de l'enfant à l'adulte, du sauvage au citoyen? Dans cette grande affaire, les interlocuteurs de Rousseau ne sont pas de moindre importance : Hobbes d'abord, dont le De Cive (1642) et surtout le Léviathan (1651) n'ont cessé, depuis leur publication, d'alimenter les débats les plus âpres; les Jurisconsultes ensuite, c'est-à-dire (pour ne citer que les deux plus célèbres) Grotius (avec son De jure belli et pacis, 1625) et Pufendorf (avec son De jure naturae et gentium, 1672). Mais on ne saurait oublier Locke (et son Deuxième Traité du gouvernement civil, 1690), ni non plus Spinoza (et son Traçtatus theologicopoliticus, 1670).
«
N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté,
l'homme soit naturellement méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu,
qu'il refuse toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur devoir, ni qu'en
vertu du droit qu'il s'attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s'imagine
follement être le seul propriétaire de tout l'Univers.
Hobbes a très bien vu le défaut de
toutes les définitions modernes du droit Naturel : mais les conséquences qu'il tire de la
sienne montrent qu'il la prend dans un sens, qui n'est pas moins faux.
En raisonnant sur
les principes qu'il établit, cet Auteur devait dire que l'état de Nature étant celui où le
soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état était par
conséquent le plus propre à la Paix, et le plus convenable au Genre humain.
Il dit
précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la
conservation de l'homme Sauvage, le besoin de satisfaire une multitude de passions qui
sont l'ouvrage de la Société, et qui ont rendu les Lois nécessaires.
Le méchant, dit-il,
est un Enfant robuste; Quand on le lui accorderait, qu'en conclurait-il? Que si, quand il
est robuste, cet homme était aussi dépendant des autres que quand il est faible, il n'y a
sorte d'excès auxquels il ne se portât, qu'il ne battît sa Mère lorsqu'elle tarderait trop à
lui donner la mamelle, qu'il n'étranglât un de ses jeunes frères, lorsqu'il en serait incommodé, qu'il ne mordît la jambe
à l'autre lorsqu'il en serait heurté ou troublé; mais ce sont deux suppositions contradictoires dans l'état de Nature
qu'être robuste et dépendant; L'Homme est faible quand il est dépendant, et il est émancipé avant que d'être
robuste.
Hobbes n'a pas vu que la même cause qui empêche les Sauvages d'user de leur raison, comme le
prétendent nos Jurisconsultes, les empêche en même temps d'abuser de leurs facultés, comme il le prétend luimême; de sorte qu'on pourrait dire que les Sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas
ce que c'est qu'être bons; car ce n'est ni le développement des lumières, ni le frein de la Loi, mais le calme des
passions, et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire; tanto plus in illis proficit vitiorum ignoratio, quam in his
cognitio virtutis.
Commentaire
1.
La question qui fournit la toile de fond de ce texte est classique : les xviie et xviiie siècles lui ont fait une grande
place dans leurs traités de « philosophie politique », en l'absence d'une véritable théorie de l'histoire.
C'est celle de
l'état de Nature — Rousseau l'indique nommément au passage.
Ici, il convient de la replacer dans une double
perspective.
D'une part, le problème du droit Naturel qui lui est étroitement lié, où se rencontrent juristes et
théologiens, constitue l'axe de référence auquel il faut rapporter certaines allusions du texte pour les éclairer.
D'autre part, on ne peut la séparer d'une interrogation qui parcourt toute l'oeuvre de Rousseau : comment
comprendre la nature humaine, dès lors qu'elle a une histoire, celle de la raison (à ne pas confondre avec la
conscience), de l'enfant à l'adulte, du sauvage au citoyen? Dans cette grande affaire, les interlocuteurs de
Rousseau ne sont pas de moindre importance : Hobbes d'abord, dont le De Cive (1642) et surtout le Léviathan
(1651) n'ont cessé, depuis leur publication, d'alimenter les débats les plus âpres; les Jurisconsultes ensuite, c'est-àdire (pour ne citer que les deux plus célèbres) Grotius (avec son De jure belli et pacis, 1625) et Pufendorf (avec son
De jure naturae et gentium, 1672).
Mais on ne saurait oublier Locke (et son Deuxième Traité du gouvernement civil,
1690), ni non plus Spinoza (et son Traçtatus theologicopoliticus, 1670).
2.
Cela rappelé, notre texte se présente bien, pour l'essentiel, comme une réfutation du « hobbisme », argumentée
avec une grande subtilité, mais aussi très fortement construite.
Toute une rhétorique (n'oublions pas que nous
sommes dans un «discours ») est à l'oeuvre dans les balancements et les oppositions, les parallélismes ou les
renversements, bref le mouvement et le rythme de la pensée : nourri des leçons de l'Antiquité (en témoigne à sa
façon la citation latine de la fin, de l'historien Justin), on a là un art de convaincre lui-même convaincu qu'on ne
peut séparer la beauté de la forme de la vérité du contenu, qu'un propos est d'autant plus justifié qu'il est mieux «
ajusté ».
Dans le « sens de la formule », où se concentre toute une culture, la philosophie se pratique désormais
comme un style, unissant dans le même amour de la langue l'exigence esthétique et l'impératif rationnel.
Celui-ci, au
demeurant, est au principe et au centre du texte, explicitement revendiqué comme sa préoccupation principale :
Rousseau raisonne sur des raisonnements, sur des conséquences tirées de principes; pour indiquer ce que nous
devons conclure, il compare à ce que Hobbes aurait dû conclure (cet Auteur devait dire...) ce qu'il a effectivement
conclu (il dit précisément le contraire...) et ce qu'il aurait pu conclure encore selon la même logique (Quand on le lui
accorderait, qu'en conclurait-il?), à partir de prémisses faussées (pour avoir fait entrer mal à propos...) ou
contradictoires (pour n'avoir pas vû?).
Sous cet aspect, la continuité du texte peut formellement s'analyser ainsi :
a) (—> ...
de tout l'univers) il ne faut pas conclure comme ou avec Hobbes (que l'homme est naturellement
méchant)...
b) (Hobbes a très bien vu...
—> ...
rendu les lois nécessaires)...
parce qu'il a mal raisonné (à cause, on y reviendra,
de sa définition du droit naturel)...
c) (le méchant, dit-il...
--> ...
avant que d'être robuste) ...
comme l'atteste la contradiction qu'on peut mettre en
évidence (en étendant au Sauvage — l'homme de l'état de nature — sa définition du méchant...)
d) (Hobbes n'a pas vu...
—> fin du texte)...
et donc il faut conclure à l'inverse, contre Hobbes (que les Sauvages ne
sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons).
Plus exactement, la thèse que Rousseau suggère, dans cette conclusion (de sorte qu'on pourrait dire...), résulte
d'une double opposition, aux Jurisconsultes autant qu'à Hobbes, lesquels sont eux-mêmes opposés entre eux.
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