René Descartes: Faut-il faire confiance à nos sens ?
Extrait du document
«
Quand donc on dit qu'un bâton paraît rompu dans l'eau, à cause de la réfraction,
c'est de même que si l'on disait qu'il nous paraît d'une telle façon qu'un enfant
jugerait de là qu'il est rompu et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous
sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose.
Mais je ne
puis demeurer d'accord de ce que l'on ajoute ensuite, à savoir que cette erreur
n'est point corrigée par l'entendement, mais par le sens de l'attouchement ; car
bien que ce sens nous fasse juger qu'un bâton est droit, outre cela il est besoin que
nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre,
nous fier plutôt au jugement, que nous faisons ensuite de l'attouchement, qu'à
celui où semble nous porter le sens de la vue : laquelle raison ne peut être
attribuée au sens, mais au seul entendement.
René Descartes, Sixièmes réponses aux objections adressées aux Méditations
(1641)
Ce que défend ce texte:
Une des illusions d'optique les plus communes concerne celle que l'on obtient lorsqu'on plonge un bâton dans l'eau.
À
l'endroit où celui-ci entre dans l'eau, nous voyons une petite brisure et il semble alors brisé.
Dans ce texte, Descartes
revient sur cette illusion pour contester les conclusions qu'on en tire parfois.
Lorsqu'on dit qu'un «bâton semble brisé dans l'eau», en raison des lois de la réfraction, c'est exactement la même
chose que si l'on disait qu'il nous apparaît tel qu'un enfant le perçoit.
Un enfant, en effet, croirait qu'il est
effectivement rompu, et nous nous mettons en quelque sorte à sa place lorsque nous prononçons cette phrase.
Nous retrouvons là les réactions et les préjugés auxquels nous avons été habitués lors de notre enfance, oubliant
notre savoir d'adulte.
Car ce savoir d'adulte nous a appris qu'en réalité le bâton n'est pas brisé mais présente un
phénomène de réfraction où la déviation («réfraction») d'un rayon lumineux, lorsqu'il passe de l'air à l'eau, se manifeste
visuellement par cette apparence de cassure.
Or c'est ce rayon lumineux qui nous renvoie l'image du bâton, qui
apparaît lui-même brisé.
Descartes admet toutefois qu'on puisse, en reprenant des yeux d'enfants, prononcer une telle phrase, mais conteste
l'affirmation qu'on donne par la suite pour expliquer comment cette illusion visuelle est corrigée et déjouée.
On oppose alors la vue et le toucher, en affirmant que cette «erreur» est corrigée par le sens de l'attouchement.
Nous
passons notre doigt sur le bâton et constatons alors qu'il est droit et que la vue nous trompait.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Cette explication n'est pas satisfaisante pour Descartes, qui s'oppose ici à tout empirisme, c'est-à-dire à toute
doctrine qui fait des sens la seule source de nos connaissances.
En effet, on pourrait demander à bon droit, aux partisans de cette explication : pourquoi ferais-je davantage confiance
au toucher qu'à la vue? Qu'est-ce qui me prouve que c'est la vue et non le toucher qui me trompe? Sur quel critère
choisir le sens auquel j'accorderais ma confiance ?
Ni l'odorat, ni l'ouïe ne peuvent ici, par un témoignage supplémentaire, me permettre de trancher en apportant le
«surnombre».
Ce n'est donc pas le toucher qui corrige l'illusion mais bien l'entendement, car c'est l'intelligence qui nous
fournit quelques raisons de choisir le témoignage du toucher.
C'est elle qui nous enseigne que « nous devons en cette rencontre [circonstance] nous fier plutôt au jugement que
nous faisons ensuite de l'attouchement qu'à celui où semble nous porter le sens de la vue».
Ce point est capital et
peut être étendu à toute autre connaissance sensible.
En réalité, la sensation seule n'est jamais, par elle-même, une
connaissance et ne nous garantit pas de l'illusion si elle n'est pas confirmée par le travail de l'entendement.
C'est ce que n'ont pas vu les partisans de l'empirisme, qui affirment que toute connaissance provient des sens.
En
réalité, toute connaissance, même sensible, est «d'entendement», ce qui signifie qu'elle passe par le moment abstrait
des concepts, comme ici ceux de la physique et de l'optique.
Ainsi, l'optique nous apprend que la lumière ne se propage
pas de la même manière dans l'air et dans l'eau.
Ces différences, qu'on appelle aujourd'hui « indices de réfraction »,
donnent lieu à des formules mathématiques, purement intelligibles, par lesquelles on les expose et les explique.
Sans ce détour par l'intelligible, la connaissance sensible n'est pas une connaissance et peut nous entraîner aussi bien
sur le terrain de l'illusion que sur celui de la réalité.
Elle s'offre alors comme argument aux sceptiques qui profitent de
cette possibilité pour affirmer que nous ne pouvons rien connaître de sûr, oubliant ainsi que la vérité s'établit grâce au
travail de compréhension qui revient à l'entendement..
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