Qui nous dirige ?
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La tâche de la philosophie occidentale depuis Platon repose sur une volonté de placer le sujet, comme raison autonome,
au centre de toutes ses actions.
Spontanément, il apparaît que la réponse à la question « qui nous dirige ? » serait :
« nous-même ».
Néanmoins, en tant qu'animal politique, il est impossible d'envisager ses actes et pensées dans un environnement dénué
de l'altérité et de son influence.
L'interrogation « qui nous dirige ? » se doit d'être repensé dans une perspective passive :
« par qui est-on dirigé ? ».
Il s'agit donc de mettre à jour les jeux de forces en présence, soulevant des enjeux aussi bien anthropologiques
qu'éthiques ou politiques.
DIRECTION AU SEIN DE LA POLIS
Diriger, c'est avant tout administrer, diriger des travaux.
Cela revient à donner des ordres de conduite au sein de la Cité,
au sein de l'espace commun.
A qui revient légitimement la possibilité de nous diriger ? Selon la Cité idéale de Platon
dessinée dans La République, c'est aux philosophes que revient cette responsabilité, car ils n'ont de cesse de regarder
dans la direction du Bien (« diriger », selon Littré, c'est aussi « tourner son regard vers »).
Or, la Cité doit être gérée sur le modèle d'une âme bien gouvernée.
Il s'agit de créer un équilibre entre les passions, les
désirs, et la raison.
Pour filer la métaphore employée par Platon, il s'agit de dompter le cheval fougueux.
Ainsi l'exigence
d'une bonne direction de soi-même, dont le guide serait la raison est mise en avant.
Qui nous dirige ? D'abord nous même,
en développant une pensée autonome, en se débarrassant de la doxa, et en dirigeant sa réflexion vers l'essence des
choses plutôt que sur des faits, qui ne sont que des exemples réfutables.
Néanmoins, la formation de la Cité idéale platonicienne repose sur un mythe : celui du partage des tâches en fonction des
capacités de chacun, selon qu'il soit naturellement porté, par exemple, vers la contemplation du Bien ou vers le travail
manuel.
Le Contrat Social de Rousseau marque bien le fait que pour diriger sa vie, il faut avant tout s'assurer que rien ne la
menace, en conséquence de quoi il est nécessaire de conclure un pacte avec l'Etat afin de renoncer à une partie de ses
libertés contre l'assurance de la sécurité.
Ainsi peut-on dire que l'on est à la fois dirigé par l'esprit des lois et que cette
condition nous donne la possibilité de nous diriger au sens où il devient possible de faire des choix avec l'assurance de
notre survie.
C'est à la fois notre faculté de perfectibilité, par des choix autonomes, qui nous dirige, autant que notre
adhésion aux règles de la communauté.
QU'EST-CE QUI EN MOI ME DIRIGE ?
Nous avons souligné le rôle de la raison dans la direction de nous-même, ainsi que la nécessité de dompter ses passions
et désirs.
Néanmoins, il nous faut souligner le rôle de ce qui, en nous, nous dirige, c'est-à-dire de cette part d'inconscient
qui peut intervenir dans ce que nous pensons être une décision ou une pensée pleinement réfléchie.
Au je pense donc je
suis doit être ajouté : quelque chose pense en moi.
Cela est particulièrement visible lorsque nous sommes victimes de
lapsus, d'actes manqués ou de manifestations qui semblent nous échapper.
Certes, comme le souligne Freud, le Surmoi
tend à censurer les manifestations du Ca, mais ce réservoir de pulsions le plus souvent refoulées parvient parfois à passer
le filtre.
Dès lors, nous ne pouvons prétendre posséder un plein contrôle sur la direction de nos actes ou paroles.
Si le Surmoi peut-être considéré comme une nécessaire censure du Ca, il est majoritairement constitué des interdits
sociaux légués par la morale.
Or, la perspective kantienne de volonté bonne, qui doit diriger notre conduite, est
précisément fondée sur le développement d'une morale, elle-même se nourrissant d'impératifs catégoriques à portée
universelle (Cf.
Métaphysique des Mœurs).
Ainsi, il n'est pas question d'être dirigé par des scrupules à quelque portée qu'il
soit dans le domaine pratique, mais bien de se référer à des règles de conduite fixes.
C'est ainsi que nous pouvons
prétendre devenir pleinement hommes, par cet effort qui tend à l'universalité de notre conduite.
Mais cette capacité morale, nous ne pouvons l'éprouver qu'au contact d'Autrui : les scrupules moraux que nous avons ne
peuvent subsister que s'ils remettent en question le traitement des conséquences de ses actes vis-à-vis de l'altérité.
Aussi
ne peut-on dire, dans une perspective hégélienne, que nous ne nous dirigeons jamais que dans le contact avec la
résistance, la négativité.
C'est dans le dépassement de cette rencontre, dans la prise de conscience d'une relation sujet
objet que naît la possibilité de se diriger, par la naissance du droit.
Obéir aux lois, c'est en effet dépasser la possibilité de
considérer autrui comme un simple moyen.
QUI DOIT ME DIRIGER ?
Mais se rallier à la moralité, n'est-ce pas par-là une manifestation de « l'instinct grégaire chez l'individu », comme le
souligne Nietzsche dans Le Gai Savoir ? Se rallier à la morale, c'est vouloir rester dans la torpeur ramollissante du
troupeau, renoncer à l'affirmation de sa volonté de puissance pour rester parmi les faibles, qui ne se définissent que par
résistance vis-à-vis de ceux qui les dirigent.
C'est ainsi non plus se diriger soi-même, mais trouver une direction dans
l'illusion d'exister par résistance, alors que cette résistance est effectivement voulue et rassurante pour le troupeau.
Ce
n'est que s'affirmer dans le regard d'autrui.
Aussi peut-on dire que si les Aristocrates dirigent, c'est par le dépassement de
l'homme par lui-même.
Qui doit nous diriger ? Pour peu que nous ne soyons pas capables de nous affirmer, c'est à la
« caste dominante » que cela appartient.
Il leur appartient de nous donner l'illusion que nous nous dirigeons.
C'est précisément dans la figure des « grands hommes » que nous pouvons reconnaître qui doit nous diriger.
Ceux-là, à la
différence du commun des mortels, agissent comme de formidables catalyseurs et sont susceptibles, comme le souligne
Hegel, de n'être certes que l'objet d'une ruse de la Raison, mais la font progresser plus que tout autre dans l'Histoire.
Guidés par leurs passions et leurs volontés hors du commun, ils permettent le progrès dans « le domaine des choses
finies ».
Au terme de cette analyse, il apparaît que l'interrogation trouve sa profondeur dès lors qu'elle est employée à la fois dans
le sens actif et dans le sens passif : il nous a fallu mettre à jour ce jeu de forces entre les décisions conscientes de s'en
remettre à sa raison par exemple et les influences subies.
Qui nous dirige ? Tant les forces politiques, que les grands
hommes ou « la classe dominante », dont on peut dire qu'ils exercent une influence active.
Mais nous sommes également
dirigés par des part de nous auxquelles nous n'avons pas un accès direct : l'inconscient, la morale, laquelle, qu'elle soit
formulée explicitement ou non, constitue une résistance.
N'est-ce pas finalement par résistance à quelque chose que nous
pouvons prétendre nous diriger ?.
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