Qu'est-ce qu'un « homme d'expérience » ?
Extrait du document
«
Le temps n'est pas qu'une puissance d'usure et d'amoindrissement, car je peux toujours tirer quelque chose des jours qui passent :
l'expérience est alors cette sédimentation en moi d'un passé me permettant de faire mieux et plus vite ce que j'accomplissais auparavant
péniblement.
« C'est en forgeant qu'on devient forgeron », disait Aristote : l'expérience me livre un savoir qui n'est pas dans les livres et
qui ne s'enseigne pas.
Mais cette expérience ne se réduit pas à la maîtrise technique d'un savoir-faire : un homme d'expérience, ce n'est pas seulement celui qui
connaît son métier, mais aussi l'homme qui s'est peu à peu instruit des affaires humaines.
Signification générale de la question
On invoque souvent, dans la vie quotidienne, la «valeur de l'expérience ».
La référence à un vécu long et diversifié semble légitimer un
point de vue, un jugement donné, et il est habituel d'associer la sagesse pratique (la fameuse «prudence» des Grecs) à l'âge.
Une
«longue expérience» semble autoriser et valider par avance un jugement, et il est fréquent d'entendre opposer la «connaissance par
expérience» à la connaissance livresque ou abstraite.
Une telle conception - très répandue - ne recouvre-t-elle pas une série d'illusions?
Le vécu est-il transparent à lui-même? L'intelligibilité des phénomènes se dégage-t-elle spontanément de l'expérience?
L'ambivalence du mot «expérience»
Indépendamment de ses multiples nuances dans diverses expressions courantes («C'est un homme d'expérience» - «Fais-en l'expérience
et tu comprendras », etc.), le mot «expérience» renvoie schématiquement à deux données distinctes : l'expérience vécue et l'expérience
scientifique (qu'on appelle souvent expérimentation pour la différencier de la première).
La réflexion sur cette différence comporte un
enjeu décisif, non seulement au niveau de l'interprétation critique du vécu, mais aussi au niveau des normes sur lesquelles se règle la
conduite humaine.
L'interprétation non critique de l'expérience personnelle doit être problématisée au niveau des processus mentaux
implicites (généralisations abusives, subjectivisme, etc.) qui la sous-tendent.
Il convient donc de dépasser l'opposition apparente entre le côté actif de l'expérience que l'on fait (car tout dépend des conditions et des
normes de cette expérience) et le côté passif de l'expérience que l'on subit (car la façon dont on «accueille» une expérience n'est jamais
neutre; elle engage toute une personnalité).
Approches suggérées
Problématisation de l'expérience vécue érigée en référence exemplaire
Une expérience personnelle, qu'elle recouvre un acquis rétrospectif d'ensemble (« avoir de l'expérience ») ou un épisode vécu (« faire une
expérience »), reste toujours partielle, relative et souvent contradictoire.
Il faut dénoncer l'illusion selon laquelle les faits vus ou vécus
«parleraient d'eux-mêmes» et définiraient leur propre intelligibilité.
Il y a une certaine naïveté à croire que le vécu se suffit à lui-même,
qu'une simple description permet d'en saisir le sens de façon neutre et objective.
Toute perception - et a fortiori toute interprétation - est
déterminée par des structures mentales définies, des a priori subjectifs (valorisations inconscientes) qui filtrent le «message de la vie ».
Dans la façon dont l'expérience vécue s'organise et s'interprète, des processus mentaux implicites (refoulement, généralisations, etc.) se
déroulent.
Le problème est de savoir si, dans la vie quotidienne, il est possible de maîtriser complètement ces processus, à l'instar de ce
qui se passe dans l'expérimentation scientifique.
Et ce problème est décisif aussi bien pour l'interprétation d'une expérience passée que
pour la conduite d'une expérience présente.
En d'autres termes, la question est de savoir si la saisie et l'interprétation du vécu seront laissées au hasard des rencontres empiriques et
à la singularité d'une subjectivité, ou bien si elles seront normées par une exigence de lucidité, de vigilance critique et d'efficacité.
L'approche comparative de la conduite de l'expérience vécue et de l'expérimentation scientifique peut être instructive à cet égard.
Théorie et expérience : la critique épistémologique de l'expérience vécue
Le montage expérimental, courant dans les sciences de la nature depuis l'avènement de la physique scientifique, constitue ce que Claude
Bernard appelle une «observation provoquée».
Il s'agit de «faire une expérience», mais en définissant rigoureusement toutes ses données
afin d'en maîtriser à la fois le déroulement et l'interprétation.
Dans l'expérience scientifique, c'est la théorie qui doit maîtriser la pratique,
en régler à l'avance tous les paramètres.
C'est à cette condition que l'expérience pourra remplacer
efficacement son rôle de vérification de l'hypothèse explicative initiale.
On mesure donc la différence radicale qui sépare l'expérimentation
scientifique de l'expérience courante, où l'esprit ne fait que recevoir des informations parcellaires, non maîtrisées, et où l'interférence des
processus les plus divers rend problématique toute interprétation (les savants ont coutume de dire que l'expérience scientifique tend à
«idéaliser» un processus, c'est-à-dire à le rapprocher du cas idéal où une relation se réalise à 100%; par exemple, Galilée faisant rouler
des boules sur un plan incliné lisse pour éviter au maximum les phénomènes de frottement).
Prolongements
• La théorie de la méthode expérimentale selon Claude Bernard.
Cf.
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale : «Des causes
d'erreur sans nombre peuvent se glisser dans nos observations, et malgré toute notre attention et notre sagacité, nous n e s o m m e s
jamais sûrs d'avoir tout vu, parce que souvent les moyens de constatation nous manquent ou sont trop imparfaits.» (Chapitre II, § 3.)
«L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des
phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de
contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue.» (Chapitre I, cinquième partie.)
• L'expérience première comme obstacle épistémologique.
Cf Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique : «Dans la formation d'un
esprit scientifique, le premier obstacle, c'est l'expérience première, c'est l'expérience placée avant et au-dessus de la critique qui, elle, est
nécessairement un élément intégrant de l'esprit scientifique.» (Chapitre II.)
• Le questionnement de l'expérience par la théorie.
(L'expérience ne parle pas d'elle-même; c'est à la théorie qu'il revient de l'interroger,
de formuler les questions.) Cf.
Bachelard (ibid.) : «Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question.
S'il n'y
a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique.
» Cf aussi Jacob, La Logique du vivant : «Dans l'échange entre la
théorie et l'expérience, c'est toujours la première qui engage le dialogue.
C'est elle qui détermine la forme de la question, donc les limites
de la réponse.
»
• La relation d'une expérience célèbre : l'expérience du Puy-de-Dôme concernant l'existence du vide.
Cf.
Pascal, Expériences nouvelles
touchant le vide.
• Une approche critique de l'expérience première et du type d'illusion qui s'y rattache.
Cf.
Platon, La République, livre VII (allégorie de la
caverne).
• Le statut de l'expérience dans la connaissance.
Cf.
Kant, Critique de la raison pure, introduction de la 2e édition : «Mais si toute notre
connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience...
».
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