Qu'est-ce qu'un esprit curieux ?
Extrait du document
«
Recherche des idées.
— Par son étymologie, le mot curieux rappelle la notion d'inquiétude ou de souci.
Première indication sur
l'allure du fait, sa liaison à l'affectivité, sa parenté avec la tendance et même avec le besoin.
On est alors invité à rapprocher l'attitude
du curieux de celle de l'animal qui se met en quête d'une proie, ou de l'aliment, ou d'un abri : il faudra donc fixer les rapports des deux
faits, ce qui pourra faire ressortir le caractère intellectuel de la curiosité proprement dite : volonté d'examiner et non plus seulement de
posséder.
— Il faut alors chercher à quoi répond essentiellement toute curiosité : on devra donc examiner dans les diverses formes
d'application ou les divers motifs, ce qui est caractère accidentel ou élément de fond.
Le mot d'Aristote revient nécessairement :
l'étonnement est le commencement de la science Mais de quoi s'étonne-t-on ? Pourquoi la curiosité est-elle si diversement orientée ?
Les idées ainsi préparées, avec leur ordre d'enchaînement, la première partie de la question pourra donc se présenter de la façon
suivante :
Introduction.
— L'esprit va généralement au-devant des impressions qui doivent l'enrichir : tendance à se mettre en quête; et l'esprit
curieux est celui où se marque fortement cette tendance.
Comment se la représenter ? A quoi répond-elle ? et par suite où sont les
limites d'une saine curiosité?
I.
(Délimitation du fait).
— « Curiosité », c'est d'abord inquiétude ou souci, et toujours la curiosité a l'aspect d'une tendance qui
réclame plus ou moins impérieusement des satisfactions, ou va jusqu'à prendre l'allure du besoin.
Cette inquiétude de savoir ou de
connaître se rapprocherait ainsi de celle qui se lie aux besoins du vivant, celle de l'animal en quête des objets indispensables à la vie.
Mais le besoin chez l'animal est déjà comme préformé par l'action possible, et les caractères de l'objet ne l'intéressent qu'en tant
qu'occasion d'un déclenchement : l'animal de proie cherche seulement à reconnaître une proie.
On peut donc bien trouver dans cette
forme biologique les origines de la curiosité, mais la curiosité, au sens exact, se détache du besoin immédiat; elle est avant tout le
souci d'un objet qu'elle recherche, ignorante encore de ses caractères : donc volonté d'examiner, d'aspect nettement intellectualisé,
très inégalement développé chez les différents esprits.
Les éléments de fond viennent-ils donc des objets, ou de l'esprit même
II.
(Formes d'application et origines).
— A) L'esprit curieux a des formes infiniment variées d'application : on est curieux de
perception, d'émotion, de reconstruction d'événements, de compréhension; ou, sous un classement voisin, on a la curiosité du
spectateur (assister ou s'émouvoir), de l'artiste, du collectionneur ou de l'érudit, de l'historien, du savant.
La curiosité ne sera donc pas
définie par ses objets.
Mais sous toutes les formes.
on retrouve un même élément fondamental : une sorte de souci du nouveau, du
non encore perçu ou pensé.
B) L'esprit curieux, n'est donc pas seulement, comme chez le badaud, un désir de voir, et encore moins est-il limité à un entraînement
imitatif.
Il répond à une tendance soutenue par des sentiments (pouvant aller jusqu'à la forme d'une passion), d'ailleurs très divers :
bienveillance, pitié, intérêt pour autrui, ou à l'inverse, jalousie, malveillance; ou bien intérêt d'un savoir.
Cette variété montre que la
curiosité n'est pas liée à tel sentiment plutôt qu'à tel autre, mais, chez un esprit curieux, tel ou tel sentiment étant donné, le désir
d'enquête jaillit d'un contraste : contraste du fait présent au savoir ou aux habitudes, donc étonnement, et sentiment d'une ignorance.
Si donc on rapproche ces deux résultats de l'analyse (A) et (B), la curiosité apparaît comme faite ou bien de l'impossibilité actuelle de
classer un fait, avec volonté cependant d'y aboutir (curiosité de compréhension), ou bien de la prévision d'une image nouvelle, éveillée
par un premier savoir trouvé insuffisant (curiosité d'explorateur).
Elle se développe à partir des faits rares (dits curieux), jusqu'à la
banalité où le progrès du savoir fait apparaître de l'inconnu.
C) Mais en présence du même spectacle, les divers esprits ne s'étonnent pas de la même manière, ni nécessairement; et même une
ignorance peut être constatée sans être sentie en forme d'inquiétude (ou rester indifférente, ou s'en remettre à une foi).
Ici reparaît
l'individualité, avec sa culture, son passé, ou ses entraînements propres : question inépuisable de l'intérêt, traduisant l'individualité.
On
peut seulement constater que la curiosité tend à se spécialiser, parce qu'elle se re-crée par l'analyse et le développement du savoir,
multipliant les problèmes.
L'esprit curieux est donc défini par la recherche d'états nouveaux, ou de connaissances nouvelles, ou portant sur de nouveaux objets,
au delà et indépendamment du besoin, ou de l'entraînement imitatif, et cela suivant l'orientation de l'individualité.
III.
(Développement normal et limites).
— La dernière question proposée doit maintenant se résoudre par toutes les remarques
précédentes.
La curiosité, apparaissant comme une forme d'orientation, définie par un certain rapport des faits dans l'individualité,
quels qu'en soient les objets, on voit qu'elle traduit l'une des caractéristiques les plus significatives de l'homme : tendance à chercher
au delà de l'information présente, vouloir être toujours quelque chose de plus.
En elle-même, elle se sépare donc difficilement de l'idée
de la santé intellectuelle, même si l'on remarque qu'elle ne porte en elle-même aucune des conditions de l'esprit critique (à la
différence de l'amour du vrai), ou encore qu'une curiosité dispersée (celle par exemple du « dilettante ») ne signifie pas moins un
équilibre mental que la curiosité en profondeur.
Mais A) une saine curiosité ne saurait se définir totalement en elle-même parce que ses applications la rendent justiciable des
conditions morales et psychologiques du jugement, comme il en est de tout fait humain.
Il y a lieu de tenir compte de restrictions
morales, banales (curiosité indiscrète ou malhonnête) ou graves (curiosité perverse); tenir compte aussi d'anomalies psychologiques
(curiosité de sensations douloureuses ou d'impressions dues aux toxiques).
B) Il faut voir aussi que la curiosité étant un entraînement vers un savoir toujours nouveau, il est possible qu'elle devienne une sorte
de vertige mental malsain, la duperie d'une poursuite infinie.
Alors le sage serait-il l'indifférent ? Oui, si la curiosité ne devait être que
la recherche d'elle-même.
Non, si elle est guidée par une organisation intellectuelle qui classe.
élimine les faux problèmes, et définit
progressivement les termes de problèmes nouveaux.
Conclusion.
— La curiosité est la forme de l'entraînement mental.
L'esprit curieux, c'est l'effort pour échapper à la stagnation, ou à
l'automatisme ou à la routine.
Mais il doit se subordonner à toutes les valeurs qui définissent la vie humaine..
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