Qu'est-ce que l'expérience ?
Extrait du document
«
Comme la croyance morale, l'expérience humaine ne se prouve pas : elle s'éprouve.
Aussi peut-il paraître stérile de
se demander ce qu'est l'expérience : car on ne saurait l'expliquer sans la perdre, ni l'expliciter sans la nier.
Lachelier
demandait aux écoliers toulousains ce qu'était la philosophie, en commençant son cours inaugural : mais il répondait
lui-même aussitôt : « Je ne sais pas ».
Il paraîtrait beaucoup plus exact d'appliquer ce mot à l'idée d'expérience.
Car, en toute rigueur, on ne sait pas ce qu'elle est : on la sent ou on la fait.
Elle montre l'homme : mais elle ne
démontre rien.
Vouloir dénoter ou connoter un concept aussi peu conceptuel nous désignerait la même perversion
que l'inspecteur giralducien tentant de retrouver les esprits ou le spectre d'Intermezzo.
Sans doute est-ce avant
tout une question de mots.
Que chacun éprouve une expérience unique dans sa singularité primitive, cela
n'empêcherait point de comprendre une idée de l'expérience en soi : ce n'est pas une raison de négliger la généralité
s'il y a différents modes d'existence ou une infinité d'expériences possibles.
L'argument serait faible : mais le
problème est de savoir si l'on peut rationaliser cet irrationnel sans lui arracher ipso facto sa spécificité, voire sa
nature la moins propre.
Mais ne peut-on définir objectivement la réalité, les faits, la vie ? Pourquoi s'embarrasser de
difficultés terminologiques, alors que tant d'expressions annexes se définissent si aisément ? Sans doute pourrait-on
expliquer sans difficulté les notions d'expérience esthétique, morale ou scientifique.
Mais tel n'est pas notre propos :
sans morceler la notion d'expérience, dont il n'est que trop aisé de fragmenter le domaine en une multiplicité de
termes que l'on explore et que l'on délimite en manquant tout à fait l'idée-maîtresse qui se trouve en cause, nous
allons essayer de nous élever de l'expérience extérieure à la conscience interne, ou de procéder a parte objecti,
puis a parte subjecti.
Dans une dernière perspective, il nous restera à tenter l'analyse de l'expérience elle-même,
dans la pureté essentielle de son unité intérieure.
Au niveau de la vie courante, l'idée d'expérience se trouve privilégiée par rapport à toute autre notion.
La sagesse
des nations allègue avec respect l'attribut du sage et du vieillard, ce caractère fondamental du conseiller, voire du
conseilleur, dont la réputation inébranlable ne saurait plus jamais vaciller.
Être un homme d'expérience est un
honneur envié ; mais cet idéal paraît difficile à atteindre.
Avoir de l'expérience, pour la conscience populaire, c'est
avoir beaucoup vécu, et avoir beaucoup assimilé.
On ne rattrape le manque d'expérience de l'âge tendre qu'avec
l'émiettement, l'étalement dans l'espace de l'étendue contractée dans le temps : le jeune homme ne peut faire
figure d'homme expérimenté que s'il a voyagé à travers le monde, en sorte que ses pérégrinations lui apportent un
peu de la patine de l'âge mûr.
L'expérience entre donc non par les livres ou l'étude, mais bien par les sens :
Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu...
Cependant, quel est le contenu de l'expérience vulgaire ? Quelles leçons peut-on en tirer ? L'empiriste — médecin ou
paysan, pédagogue ou artisan — n'aboutit qu'à une sorte de conception privative : il ne faut jamais trop compter
sur les hommes, pense le sens commun.
Et l'ensemble du dictionnaire des « idées reçues » chères à Flaubert, les
truismes et lapalissades empiriques reviennent à dire que tout arrive, même et surtout l'inattendu, comme
l'exception confirme la règle.
On croirait entendre quelque boutade pirandelienne : chacun sa vérité.
Aussi
Brunschwicg notait-il, non sans humour, que l'expérience voulait tout dire, puisque à chaque vérité s'opposait une
contre-vérité : les apophtegmes du sens commun se contredisent tous.
L'expérience de la vie courante est un tissu
de contradictions et d'absurdités plus ou moins cohérentes.
Le praticien ne cherche pas à comprendre pourquoi
l'acuponcture a réussi dans trois cas sur cinq.
On met sur le compte du hasard ce qu'on ne s'explique pas et au
reste l'on ne cherche point à s'expliquer grand-chose.
Un philosophe très proche de cette pensée populaire — de cette common sense philosophy —, John Stuart Mill, a pu
dire qu'au premier coup d'oeil l'expérience n'offrait qu'un chaos suivi d'un autre chaos.
On obtiendrait la même
constatation en partant de l'expérience sensible.
Disons que c'est l'ensemble des données fragmentaires et diffuses
qui nous viennent des sens : mais en ce sens commun, pour l'acceptation d'expérience vulgaire, le caractère propre
est l'idée de désordre.
Il faut pour la comprendre déchiffrer l'expérience ; il faut la médiation d'un lexique pour
pénétrer au fond du désordre apparent.
L'expérience est une forme de connaissance : qu'elle soit étymologiquement issue de l'experientia latine, ou du fait
d'empeirao (experiri), soit d'éprouver, d'essayer au sens où l'on peut essayer un vêtement ou faire l'épreuve d'une
idée, avant tout l'expérience est savoir.
Dans le sens où nous l'avons prise jusqu'à présent, elle se confondait avec
la connaissance du premier genre, de type spinoziste : c'est l' « experientia vaga » ou la connaissance superficielle,
la connaissance par ouï-dire.
Au contraire, la réalité est hors de l'esprit : elle ne saurait être consubstantielle à
l'homme.
Elle est ce qui est matériellement situé en dehors de nous-même : la res — la chose qui ne peut être
assimilée par le connaître.
On pourrait aller jusqu'à dire qu'expérience et réalité sont géographiquement distinctes.
On fait l'expérience des sports d'hiver ou de la chimiothérapie.
Mais on ne modifie pas, soi-même, le réel qui nous
échappe.
De même, existence et expérience sont entendues comme deux notions fortement séparées.
Si l'une
recouvre tout ce qui est donné à voir, à sentir, à regarder ou à entendre, l'autre désigne l'acte par lequel l'esprit se
pose en tant que tel : il y a dans le fait d'ex-inter cette abduction ou cette élévation hors de soi-même qui ne sont
pas forcément impliquées dans l'expérience.
Éprouver, c'est subir.
Exister c'est agir.
Bref, l'expérience se situe à
égale distance des faits ou des « data », de la substance des objets matériels et de la conscience, de la pensée, de
la substance pensante : il n'y a pas plus de raison de confondre la notion d'expérience avec les phénomènes
qu'avec les noumènes, avec la nature qu'avec l'esprit.
L'expérience est la médiation de l'esprit et de la nature, le
processus par lequel l'esprit peut atteindre la matière ; mais ce donné ou, pour mieux dire, ce constat fait par
l'esprit n'est ni l'esprit, ni dans l'esprit.
Il ne semble être que dans la relation du sujet à l'esprit.
Ainsi, la sensation
n'est pas plus dans l'objet perçu que dans le sujet sentant : et cette connaissance des faits par l'observation
directe ne saurait par elle-même nous renseigner très utilement.
Quelle lecteur pourrait-il trouver satisfaisante cette
définition de M.
Lalande qui, en cela, s'est contenté bien vite : « Le fait d'éprouver quelque chose » (sic).
Sans.
»
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