Quels rapports y a-t-il entre le jugement et la volonté ?
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«
Introduction:
Tandis que l'animal s'abandonne sans réfléchir à l'attrait le plus fort, l'homme est capable d'inhiber l'impulsion du moment
et de raisonner sa conduite: il examine la valeur et les conséquences de son acte, compare les diverses solutions
possibles, et enfin s'arrête à celle qu'il estime la meilleure.
L'homme est capable de juger et de vouloir, et c'est par là qu'il
est homme.
Mais, on le devine déjà, le jugement et la volonté ne sont pas deux fonctions étrangères l'une à l'autre : la volonté
intervient dans le jugement comme le jugement dans la volition.
Quels sont leurs rapports, et, pour libeller la question
d'une façon plus précise : le jugement est-il commandé par la volonté ou la volonté est-elle déterminée par le jugement ?
Au sens ordinaire du mot, on entend par : jugement l'affirmation (ou la négation) d'un rapport entre deux objets de
pensée avec la conviction que la réalité est conforme à la proposition formulée.
Cette opération mentale comporte donc deux éléments essentiels : d'abord la vue ou l'intuition d'un rapport entre deux
objets de pensée; ensuite l'affirmation de ce rapport, affirmation consistant moins dans l'expression verbale, externe ou
interne, que dans l'adhésion de l'esprit à la réalité perçue.
Voici, par exemple, un candidat persuadé de son échec.
Quand paraissent les résultats, il parcourt la liste sans espoir.
Mais quoi ? Ce n'est pas possible ! Son nom y figure.
Aussitôt il se voit reçu, et cependant il hésite encore : il doit contrôler
qu'il n'a pas la berlue, purger son esprit d'images contraires qui l'obstruent; après seulement il considérera son succès
comme réel; le jugement aura atteint sa forme parfaite.
Comme le suggère déjà cet exemple, les deux éléments que nous avons distingués dans l'opération du jugement sont,
dans une certaine mesure, indépendants l'un de l'autre.
Et d'abord il nous arrive fréquemment d'avoir l'intuition d'un rapport sans l'affirmer, l'esprit se contentant en quelque sorte
de refléter passivement ce qui s'offre à lui sans y donner son adhésion ni d'ailleurs la refuser.
Ordinairement, ce fait s'explique par le caractère inattendu de l'événement dont nous sommes les témoins.
Nous ne
percevons bien que les objets préperçus; de même, il ne suffit pas d'une vue de l'esprit pour que le jugement soit assuré;
il y faut aussi une sorte d'accoutumance accompagnée d'un certain sentiment de familiarité.
Lorsqu'une constatation
contredit trop fortement l'attente résultant de nos habitudes, de nos désirs ou de nos passions, nous ne pouvons pas
intégrer immédiatement le fait observé au nombre des choses tenues pour réelles.
C'est le cas de l'écolier donné en
exemple et celui, bien plus courant, du candidat confiant en soi qui, ne trouvant pas son nom sur la liste des admissibles,
ne peut pas en croire ses yeux.
Parfois aussi cet arrêt du jugement au stade de l'intuition est dû à la distraction.
Captivés par l'intérêt d'un autre objet qui
accapare presque toute notre attention ou incapables de nous rendre attentifs par suite soit d'une fatigue passagère, soit
d'un état morbide, nous constatons certains faits sans y croire guère plus qu'aux créations imaginaires de notre esprit.
C'est ainsi que, tout entiers à la lecture d'un roman, nous enregistrons la sonnerie de l'horloge qui nous apprend l'heure
qu'il est, mais pour ainsi dire en soi, dans le monde marginal, et pas pour nous dans le monde réel; il faudra un instant de
détente pour que nous disions ou même pensions : c'est vrai, il est trois heures
Inversement, il n'est pas rare de rencontrer des cas d'affirmations expresses ou de croyances arrêtées que ne précède
pas l'intuition de rapport affirmé.
Nous ne parlerons pas ici du psittacisme de l'élève qui récite sa leçon sans la comprendre ou sans prendre à son compte
les jugements portés par son professeur ou par son manuel, ni les affirmations purement extérieures de l'avocat de cour
d'assises qui se « bat les flancs » pour faire croire à une conviction capable d'apitoyer le jury.
Nous n'examinons que
l'affirmation constituée par l'adhésion intérieure à une proposition explicite ou implicite.
Nous adhérons à bien des propositions dont nous ne voyons pas la vérité.
Cette adhésion est souvent commandée par
l'habitude.
Ceux qui répètent et admettent comme vraie cette proposition de PROUDHON : « La propriété c'est le vol »,
comprennent bien le sens des mots; mais il en est peu qui soient capables de voir l'âme de vérité contenue dans cette
formule.
On l'admet parce qu'on l'a entendu affirmer cent fois et aussi parce qu'elle répond à certaines aspirations
personnelles.
Il est en effet une seconde cause de ces adhésions indépendantes d'une vue de l'esprit : la passion qui
nous fait préjuger, c'est-à-dire juger avant d'avoir vu.
D'avance notre ennemi a tort, et tout est admirable en celui que
nous «dorons.
Pour terminer cette étude, il nous reste à déterminer lequel des deux éléments qui constituent le jugement achevé est le
plus essentiel.
De l'aboulique, qui a la vue nette mais qui manque de la vigueur nécessaire pour aboutir à l'affirmation et
croire à la réalité de ce qu'il voit, on ne dira pas que son jugement est atrophié ou que la faculté de juger est atteinte en
lui.
L'anomalie dont il souffre est en quelque sorte extérieure à l'intelligence qui juge.
Au contraire, on se refusera de reconnaître de l'intelligence ou du jugement à l'obstiné qu'on ne peut amener à voir
l'absurdité de propositions qu'il serait d'ailleurs incapable de justifier.
Par conséquent, si le jugement n'est pas complet sans l'adhésion de l'esprit à ce qu'il voit, c'est la vue elle-même qui le
constitue essentiellement.
Après ces longs préliminaires, il nous sera facile de répondre à la première des questions posées : le jugement est-il
commandé par la volonté ?
La vue du rapport qui constitue l'acte essentiel du jugement est, dans bien des cas, conditionnée par l'intervention de la
volonté qui écarte les obstacles qui nous empêcheraient de voir ou auraient pour effet une mauvaise vision, en particulier
l'inattention, les préjugés et les passions.
De plus, c'est la volonté qui commande l'acte sans lequel le jugement est incomplet, l'affirmation ou adhésion de l'esprit à
ce qui est vu.
Ainsi que nous l'avons dit, les maladies de la croyance sont des maladies dei la volonté.
Mais l'acte essentiel du jugement, la vue du rapport entre les objets de pensée, est un acte de l'intelligence sur lequel la
volonté ne peut rien immédiatement.
La volonté la plus énergique est incapable de me faire voir le contraire de ce que je
vois.
Nous pouvons donc répondre à la première question : le jugement, dans ce qu'il a de plus essentiel, est indépendant
de la volonté..
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