Quelles sont les raisons qui peuvent conduire le philosophe à douter de la réalité du monde extérieur ?
Extrait du document
«
La forme de la question indique clairement qu'il s'agit de rechercher les raisons d'un problème à poser, et non d'engager une discussion du problème de la
réalité du monde extérieur, encore moins d'en apporter une solution.
Mais, puisqu'il s'agit de définir les raisons de douter, il faut bien chercher en quel sens
le problème se pose, et, pour cela, préciser la signification du terme « réalité ».
Il est en effet tout de suite évident que l'attitude du philosophe qui doute
n'équivaut aucunement à affirmer qu'il vit au milieu d'un monde de fantômes ou de vaines représentations.
Le philosophe vit, c'est-à-dire qu'il règle ses
actions et ses réactions, comme tout homme, en fonction de ses perceptions, mais il se demande quelle en est la signification.
Il y a donc un sens courant
du mot réel, dont pourrait être tout différent celui qu'il prend dans le problème présent; et la confusion de ces deux sens suffirait à faire tout le paradoxe du
problème.
Il semble par suite que la meilleure façon d'aborder la question soit de donner un premier aperçu des caractères de la croyance banale : ce qui fera sans
doute apparaître en quoi elle ne saurait donner satisfaction à l'esprit critique, et engagera le problème.
On précisera ensuite pour souligner les difficultés
essentielles.
Plan.
— Le sens commun croit à un monde distinct du moi qui le perçoit, croyance d'ailleurs plutôt implicite, forme de la vie et de l'action, et croyance
invincible, si bien que non seulement le doute est jugé absurde, mais il apparaît déjà ridicule de formuler le problème.
C'est que la croyance est faite
essentiellement ici de l'organisation de nos perceptions en rapport avec nos adaptations ou réactions.
Il suffit de se rendre compte de ce caractère avant
tout pratique de la croyance commune pour soupçonner qu'elle traduirait uniquement une organisation bien ajustée sans répondre à quelque chose de
valable ou de significatif en soi.
C omment préciser ce doute ?
J (Premier fait : les erreurs des sens).
— On est très vite amené à remarquer que notre monde nous est donné par les sens (c.-à-d.
les fonctions de
perception) avec des variations et des déformations fréquentes.
Le sens commun interprète ces déformations en faisant de nos perceptions deux parts : les
perceptions vraies qui sont pour lui les « choses » et les erreurs; de celles-ci, il se borne habituellement à faire des objets d'étonnement, sans que la
croyance générale en soit atteinte.
Les sceptiques y ont vu une raison de rejeter le témoignage des sens (et de même des Intellectualistes, comme
Descartes, qui reportent le réel au plan des idées) : on élargirait d'ailleurs la portée de cet argument en faisant observer que l'erreur n'est pas seulement le
fait de telles ou telles perceptions (bâton brisé, tour carrée vue ronde, etc.), mais qu'elle est constante et universelle (relativité de toutes les sensations).
II.
(Signification des erreurs des sens).
— Pourtant la croyance commune a, en un sens, sa justification.
A) S'il est vrai qu'aucune perception n'a en elle-même la marque de sa valeur (on redresse des erreurs de vue par le toucher, et réciproquement), la
croyance générale à la réalité du monde s'établit par l'accord d'ensemble des perceptions et leur rapport à l'action : est réel ce qui continue à s'accorder
avec le reste et ne fait pas courir de risque à notre action.
B) On dira, il est vrai, qu'il faut donner la signification des erreurs ou les situer.
Mais la conclusion précédente n'en sera pas changée dans son sens général.
Il faut bien se rendre compte, en effet, que toute perception est une construction : l'objet, la construction susceptible de se retrouver; l'erreur, la perception
actuelle non conforme ou à la construction habituelle (bâton brisé) ou à celle qu'on retrouverait par des moyens habituels (erreurs dans la perception des
grandeurs, qu'on redresserait, par ex., par des mesures); mais si la perception est ainsi un complexe, il est possible d'expliquer l'erreur par une variation de
conditions qui nous échappe, et alors la science des erreurs se coordonne à la croyance au réel, ou même elle fournit la matière d'une représentation plus
complète du réel (par ex.
le bâton brisé répond au phénomène réel de la réfraction).
L'erreur des sens n'est donc pas un obstacle à la croyance, banale ou
scientifique.
III.
(Passage à l'idée de subjectivité du monde).
— Mais c'est bien le point où apparaît nettement le caractère de ce réel : système bien lié de nos
perceptions.
Les erreurs ne le nient pas, puisqu'elles n'empêchent pas la systématisation d'ensemble ou puisque même elles peuvent s'y insérer ; mais
elles soulignent les variations du travail perceptif, et montrent qu'il s'agit d'une organisation intérieure à la représentation : perceptions vraies et
perceptions illusoires sont faites des mêmes sensations, différemment ordonnées.
On est donc invité à replacer le réel de la croyance commune sous le
titre de la représentation.
Même conclusion, si l'on essayait d'invoquer le succès de l'action, fondé sur les perceptions : le philosophe qui le premier a le
plus nettement nié la réalité d'un monde matériel, Berkeley, a aussi très fortement affirmé que la valeur de la perception pour l'action n'en était pas changée
; c'est que précisément le réel est fait de la représentation systématisée ; l'illusion d'un monde équivaut pratiquement à un monde, pourvu que mes
perceptions s'y retrouvent, dans la forme des mûmes systèmes.
La croyance est fondée si on ne lui donne qu'une signification pratique ; mais, absolument,
elle ne nous détache pas de la subjectivité.
IV.
(Les raisons du doute).
— On est alors conduit à pousser à fond la vieille idée platonicienne : qu'on ne saurait tenir pour le réel ces images changeantes
que sont nos perceptions.
Le XV II" Siècle a d'abord appliqué cette idée aux qualités « secondes » (couleurs, sons, etc.) : rien, dans leur nature, ne les
distingue des représentations de nos rêves (qui peuvent être «aussi vives et expresses » : Descartes) ; leurs variations montrent nettement qu'elles
traduisent un rapport à notre individualité (variations individuelles, par ex.
: dans la perception des couleurs ; relativité des sensations...)..
Ensuite on a dû
convenir que les qualités dites premières n'ont pas de caractère privilégié (Berkeley : Critique de l'étendue; étendue visuelle et étendue tactile n'ont pas les
mêmes propriétés).
On arrive ainsi à la proposition décisive : « le monde est représentation ».
Ce qui répond aux raisons suivantes :
1° Rien ne nous est donné que sous la forme de nos perceptions : un objet est une forme colorée, résistante, etc., c'est-à-dire construction sur des données
visuelles, tactiles..., et, en dehors de ces qualités, il ne reste qu'une « idée » de l'objet, donc une pure hypothèse (argument de Berkeley) ;
2° La perception, fonction complexe, n'est que le déclenchement de tout un mécanisme d'habitudes, de souvenirs, où les données présentes ne jouent guère
qu'un rôle de suggestion, où de plus le principal rôle semble appartenir aux éléments moteurs, donc aux formes de nos réactions;
3° Dans ses éléments, actuels ou habituels, elle a pour base des sensations dont le caractère subjectif ressort essentiellement de ce fait : un sens ne
donne jamais qu'un ordre déterminé de sensations ; la sensation n'est donc pas l'image d'un excitant, mais un phénomène défini par la nature de l'être qui
sent, et selon la fonction intéressée:
4° Elle suppose le fonctionnement d'un appareil organique, fonctionnement qu'il n'est pas possible de comprendre comme transmission d'un phénomène
depuis la terminaison nerveuse jusqu'au centre cérébral, car il n'y a aucune analogie entre leur structure.
La sensation est la conscience que nous prenons
de nos modifications nerveuses, c'est-à-dire encore tout autre chose que l'image d'une réalité extérieure à nous.
Le « réel » ne peut plus être que la raison par laquelle s'explique la présence des sensations.
Conclusion.
— La critique du réalisme courant n'aurait donc un caractère ou paradoxal, ou ridicule, que si! l'on prétendait dénier à la perception la valeur
d'une organisation en rapport avec l'action.
Je ne puis nier l'événement que constitue le mouvement du bâton et la menace de douleur qui en résultera.
Mais
le philosophe a des motifs de doute, si l'on veut donner à ce « réel » le sens d'une existence à la fois indépendante de nous et pourtant identique
qualitativement à la perception ou même confondue avec elle.
Le doute se résume en celte idée que le « monde extérieur » est, tel qu'il nous apparaît,
représentation, et seulement représentation.
Le problème serait alors de définir les raisons d'être de cette représentation..
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