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Quelles difficultés éprouve-t-on à bien connaître autrui ?

Extrait du document

« Forme de l'énoncé. Le sujet est énoncé sous forme d'une question ouverte; nous avons à énumérer ces difficultés, en les ordonnant. Discussion. Nous devons avant tout bien saisir le sens de l'expression « connaître autrui ». 1° C ela peut avoir un sens de connaître un individu, un être singulier, « un Tel », selon l'expression familière.

Mais connaître cet individu c'est connaître sa physionomie particulière, son caractère propre, sa vie qui ne ressemble exactement à aucune autre.

C 'est précisément là ce qui ne convient pas à la notion d'autrui.

C e que nous pensons quand nous employons ce mot, c'est n'importe quel être humain avec qui nous pouvons entrer en rapports, mis à part, par conséquent, tous les traits particuliers à tel ou tel individu. Connaître autrui, serait-ce alors connaître l'homme en général, la nature humaine? Sans doute cette connaissance a-t-elle un contenu : l'être humain a un corps dont nous pouvons décrire l'anatomie; il est esprit, c'est-à-dire capable de penser, de prendre conscience, de se souvenir, de faire des projets, de sentir, etc.

Mais l'homme universel n'est pas, lui non plus, l'homme anonyme, tout homme quel qu'il soit.

C e que j'ai dans l'esprit quand je prononce le mot « autrui », c'est l'idée d'un être humain dont je ne sais, dont je ne pense rien sinon qu'il est l'autre en face de moi, « mon autre », si l'on peut dire, ou un autre moi-même, « alter ego ».

Le terme autrui n'a d'autre contenu que celui que lui donnent les formules comme « nos devoirs envers autrui ».

En fin de compte, nous sommes amenés à dire que nous ne « connaissons » jamais autrui, parce que cette expression n'a pas de sens. Remarquons à ce propos un fait curieux : si l'expression « connaissance d'autrui » n'a pas de sens, en revanche l'expression « reconnaissance d'autrui » en a un : elle désigne le sentiment qui, au milieu des rencontres de toutes sortes qui composent mon existence, me révèle la présence d'autrui.

Ce sentiment, je l'éprouve en face d'un être humain, non en face d'un animal par exemple, ou d'un objet, naturel ou artificiel.

Et ce sentiment mérite d'être appelé reconnaissance parce que c'est moi-même, paradoxalement, que je rencontre devant moi, moi-même qui s'oppose à moi.

C'est « mon semblable » comme on dit bien, c'est-à-dire un être pensant et conscient.

Mais s'il pense, s'il a conscience d'être, c'est que, comme moi-même, il dit « Je ».

Il est donc plus que mon semblable, il est identique à moi-même.

Être à la fois moi-même et autre que moi, il y a là une contradiction; c'est une chose que nous devons affirmer, mais que nous ne pouvons comprendre. Par conséquent, si l'on s'en tient au sens strict de l'énoncé, la dissertation est terminée : on ne peut parler des « difficultés » qu'il y a à connaître autrui, puisqu'il est même impossible de donner un sens à l'expression. 2° En fait, on peut interpréter le sujet en un sens plus large et supposer que la connaissance d'« autrui », c'est la connaissance de « l'autre », d'« un autre », de « tel autre ».

Il s'agira alors de chercher quelles difficultés nous éprouvons à connaître tel ou tel de nos semblables. a) C'est un être infiniment complexe.

Oui ; mais cela, on peut le dire de n'importe quel être, homme, animal ou objet inanimé.

La connaissance du moindre brin d'herbe exigerait une patience infinie et l'emploi d'instruments d'observation et de mesure de plus en plus nombreux et délicats. b) C'est un être changeant.

C ela est vrai aussi de toutes choses : le cours d'un fleuve se déplace sans cesse, son débit varie; une ville s'accroît ou se dépeuple, se transforme et parfois se déplace.

Il est vrai que les changements que subissent les choses sont soumis à des lois, et en principe prévisibles, tandis que l'homme est un être libre, ses actes sont donc imprévisibles; nous disons souvent : « Je n'aurais pas attendu cela de lui ».

Pour savoir ce qu'était un homme, il faudra donc attendre qu'il soit mort, qu'il soit devenu « tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change ». c) Encore ne connaissons-nous de lui que ses actes, ses paroles.

Ses pensées, ses sentiments, ses intentions, nous ne pouvons que les inférer, les supposer, en interprétant ses actes et ses paroles.

De là toutes sortes de risques d'erreurs.

D'autant qu'un homme est capable de mensonge, d'hypocrisie, de fausseté, de dissimulation. d) Ce n'est pas tout de savoir ce qu'il a fait, ou dit, ou même pensé; encore faudrait-il savoir ce qu'il était capable de faire (et qu'il n'a cependant jamais fait).

Or peut-on savoir de quoi un homme est capable ? « Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices comme des plus grandes vertus », dit Descartes. e) Il faut encore ajouter, au nombre des difficultés, le fait que, lorsqu'il s'agit d'un être humain, l'observateur ne peut, moins encore qu'en tout autre domaine, faire taire ses propres sentiments, d'antipathie ou de sympathie.

On s'en aperçoit à la lecture de n'importe quel ouvrage biographique, qui tend toujours, plus ou moins, soit à l'apologie soit au dénigrement. De ces diverses constatations — qu'il conviendrait d'ailleurs de remettre en ordre — naît cette idée que l'individu humain ne peut pas être vraiment un objet de connaissance.

Un objet, c'est ce qui a une essence, une nature, ce qui possède des caractères déterminés, qui subsiste ou qui change selon des lois nécessaires.

Or l'homme est un être libre, dont la conduite — nous l'avons vu — est imprévisible, dont on ne peut dire qu'il est ceci ou cela puisque nul ne peut savoir de quoi il est capable ; plus profondément encore, c'est un être pensant, c'est-à-dire qu'il est sujet et non objet.

Ici encore nous conclurons qu'il est non pas difficile, mais impossible de connaître à proprement parler un être humain. Ordonnance de la dissertation. Nous pouvons, dès maintenant, mettre de l'ordre dans toute cette discussion. La première partie devrait être consacrée à dire ce que c'est que connaître : la connaissance est l'acte par lequel sont posés à la fois le sujet et l'objet. Puis deux développements s'offrent à nous, qui aboutissent tous deux à une conclusion négative : 1° Nous ne pouvons « connaître autrui » parce qu'il est impossible de donner un sens à cette expression. 2° Nous ne pouvons « connaître l'autre » parce qu'un individu humain n'est pas un objet. Ces deux analyses sont difficiles à mener à bien; la première même est particulièrement délicate, et il faut, pour la réussir, être déjà exercé à la réflexion philosophique.

A ceux donc qui appréhenderaient de se lancer dans une spéculation de ce genre, nous conseillons de la laisser résolument de côté et de réduire la dissertation à la deuxième analyse.

Dans tous les cas, il convient d'ordonner les différentes difficultés recensées et, le cas échéant, d'en réduire ou d'en prolonger la liste. Cela fait, on peut estimer que le sujet est traité autant qu'il peut l'être.

Il n'est pas élégant néanmoins de finir sur une réponse négative ; et il semble bien que la question ne soit pas entièrement réglée.

C ar c'est un fait que nous prétendons connaître nos semblables, et que cette connaissance nous permet de régler notre conduite; si nous cherchons à les connaître, c'est pour pouvoir prévoir leurs réactions, nous protéger contre eux, ou les employer à notre service.

Bref nous nous conduisons à l'égard des êtres humains comme nous nous comportons à l'égard des animaux ou des choses ; ce qui est proprement refuser de les considérer comme des personnes ou, pour parler le langage de Kant, comme des « fins en soi ».

Que peut être alors une conduite véritablement humaine ? Une conduite qui ne se réglerait pas sur une connaissance, qui ne se préoccuperait même pas de connaître ? On peut répondre en proposant les deux règles suivantes : a) La première serait que, ne pouvant connaître, nous devons nous interdire de juger : « Ne jugez pas », c'est une bonne règle de conduite, dont on trouvera l'écho dans bien des textes. b) La règle complémentaire serait : « Faites confiance malgré tout »; A lain avait coutume de citer sur ce point Les Misérables et la rencontre du forçat Jean Valjean avec Mgr Bienvenu; et c'était là ce qu'il appelait la charité.. »

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