Quelle différence entre imaginer et se souvenir
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«
Quelle différence y a-t-il entre imaginer et se souvenir ?
Introduction.
— « Imaginer » dérivant d' « image », certains ont été amenés à voir dans les images l'essentiel ou même le tout de l'acte
d'imaginer qui consisterait, selon eux, à penser par images.
On distingue, il est vrai, l'imagination reproductrice et l'imagination créatrice.
La première consisterait dans la réviviscence, sous forme d'images, de perceptions passées : elle ne serait qu'une forme particulière de la
mémoire, la mémoire imaginative ; imaginer constituerait dans ce cas une manière entre autres de se souvenir.
L'imagination créatrice,
elle, ne serait pas complètement réductible à la mémoire, mais celle-ci lui fournirait les matériaux de ses créations ; dès lors si, pour elle,
imaginer ne se réduit pas à se souvenir, on n'imaginerait que grâce à des souvenirs.
Ces vues comportent, sans doute, un fond de vrai : c'est grâce à nos expériences passées que nous imaginons.
Mais « imaginer » ne
consiste pas à faire défiler ou même à combiner des images fournies par la mémoire.
I.
— IMAGINER N'EST PAS SE SOUVENIR
1.
Observons l'usage, lequel fait loi en matière de langage.
Évoquant une scène vécue, par exemple la proclamation du résultat d'un
examen, nous ne disons pas : « Imaginez l'expression des visages tendus, inquiets, ou simulant une joie factice » ; c'est « souvenezvous » que nous disons.
Pour que nous puissions dire « imaginez », il faut que notre interlocuteur n'ait pas été témoin de la scène
évoquée ni même d'une scène analogue (dans ce 'dernier cas, nous dirions : « représentez-vous » ou « rappelez-vous ») : on n'imagine
que si la mémoire ne peut fournir ce qu'on veut se représenter.
Imaginer n'est donc pas se souvenir.
Ce n'est même pas combiner des images conservées par la mémoire.
D'un architecte dont le projet reproduit des éléments de
constructions réalisées par d'autres, empruntant à celle-ci son perron, à celle-là la forme de sa toiture, à une troisième le style du hall,
etc., on dira qu'il manque d'imagination.
Imaginer, c'est inventer.
2.
Sans doute l'expérience passée et les souvenirs des spectacles contemplés interviennent dans le travail d'invention, mais ils
n'interviennent pas sous forme d'images distinctes et précises : ces expériences, dont tout l'acquis est comme fondu, ne font que faciliter
l'invention de quelque chose de nouveau : dans la mesure où on se souvient, on n'invente pas, on n'imagine pas.
Enfin, si « imagination » évoque presque infailliblement un monde d'images, il n'en est pas de même d' « imaginer ».
On imagine une
façon heureuse, mais qui a recours à des termes abstraits et non à des images, d'exprimer une idée ; ou encore le plan d'une
dissertation et même la solution d'un problème mathématique.
Inventer dans un domaine d'où les images sont exclues c'est encore
imaginer.
Imaginer est donc autre chose que se souvenir, ce souvenir consisterait-il dans un agrégat d'images.
Quelle différence y a-t-il donc entre imaginer et se souvenir ? La réponse a été donnée implicitement : il suffira de l'expliciter.
II.
— CES DEUX PROCESSUS MENTAUX S'OPPOSENT NETTEMENT
A.
Différences essentielles.
— Le souvenir appartient au passé, à un passé révolu ; c'est vers lui que se porte l'esprit de celui qui se
souvient, ou, si l'on préfère, c'est ce passé qui revient à l'esprit, ou encore, c'est ce passé qui est revécu mentalement.
Au contraire, le monde de celui qui imagine, loin de se limiter au passé, appartient plutôt à l'avenir et, comme l'avenir comporte
d'innombrables possibles, il a une extension indéfinie dans l'irréel et se perd dans l'irréalisable.
Sans doute, on peut imaginer aussi le
passé, mais un passé qu'on n'a pas vu et que l'on recrée à partir de documents historiques ou préhistoriques : c'est dans la préhistoire
qu'il faut ou qu'on peut le plus imaginer.
B.
Conséquences pratiques.
— En ayant été témoins, nous n'imaginons pas notre passé, nous nous en souvenons ; bien plus, suivant un
mot célèbre de Royer-Collard, « on ne se souvient jamais que de soi-même ».
Nous ne pouvons imaginer que notre avenir ou la vie que
nous aurions menée si nous avions eu d'autres parents ou si nous étions nés dans un autre pays ou à une autre époque.
Des autres, au contraire, nous pouvons imaginer le passé et le présent aussi bien que l'avenir.
Nous pouvons bien, quoi qu'en ait dit
Royer-Collard, nous souvenir de leur passé, mais nous ne nous en souvenons pas comme du nôtre : les souvenirs concernant les autres,
quand ils ne fusionnent pas avec ceux qui nous concernent nous-mêmes, font partie du savoir comme les grandes dates de l'histoire ou
les formules de chimie ; ce sont bien des souvenirs si l'on veut, mais figés, à moins que l'imagination leur donne un regain de vie.
Le
passé des autres — dans la mesure fort restreinte où il nous occupe — est surtout imaginé.
Le passé d'ailleurs, sauf chez les vieillards et,-dans un autre domaine, chez les amateurs d'histoire, nous occupe assez peu.
C'est qu'il est
irrévocablement fixé : s e souvenir du passé consiste, du moins en théorie, en reviviscences répétées d'une même impression.
Au
contraire, nous nous établissons plus volontiers dans des perspectives d'avenir, seraient-elles chimériques ; en effet nous pouvons alors
imaginer, — on n'imagine que du nouveau — du moins en théorie.
III.
— NÉANMOINS, ILS SE COMPENETRENT
En effet, cette réserve — « en théorie » — suggère qu'il convient d'atténuer l'opposition que, pour éviter de confondre des faits différents,
nous avons un peu trop catégoriquement accusée.
1.
Il arrive que nous répétons même en imaginant.
Dans les rêves d'avenir qui les hantent, les jeunes n'imaginent pas tous les jours de
nouvelles conditions de vie.
Il est des projets qui leur reviennent à l'esprit, à peu près identiques et avec la conscience d'y avoir souvent
pensé : on se souvient alors autant que l'on imagine.
2.
Inversement il nous sera facile de le constater si nous analysons bien les données de la mémoire : on imagine autant que l'on se
souvient.
Parfois l'imagination vient remplir les lacunes de la perception ou de la mémoire : on croit avoir vu parce qu'on se rappelle avoir
été dans une situation où l'on aurait dû ou du moins pu voir, alors qu'en fait on n'avait pas vu.
Mais il est plus courant que, avec le temps
et les rappels répétés, les souvenirs évoluent : le passé, qui revenait d'abord tel qu'il était, se transforme au point de paraître tout autre.
En entendant le narrateur, celui qui a pu conserver des événements rappelés un souvenir plus objectif dira : il imagine plus qu'il ne se
souvient.
Conclusion.
— Il est certes indispensable de distinguer, car qui ne distingue pas confond » (Mgr d'Hulst, à la tribune de la Chambre) .
Mais
il ne faut pas oublier qu'on ne distingue pas sans abstraction et que l'abstraction, par définition ou par essence, nous éloigne de la réalité
concrète.
C'est pourquoi, tout en distinguant imaginer et se souvenir, nous éviterons de croire que cette distinction est nettement
tranchée..
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