Quel place accorder à l'expérience?
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«
L'importance de l'expérience, au sein des théories de la connaissance comme dans les sciences, est avérée ; cependant, quelle
place doit-on lui accorder ? Il semble raisonnable de placer l'expérience au début de tout processus : avant de connaître, je vois, je sens
ou je touche ; avant de formuler des lois, le scientifique constate des régularités au sein de la nature.
Toutefois, l'affaire est-elle aussi
simple ?
Nous verrons comment, au sein des théories de la connaissance comme en matière de science, l'expérience a vu contesté son rôle
primitif de point de départ.
Cependant, cela engage-t-il l'importance et le rôle même de l'expérience ? Si l'on ne commence pas par elle,
cela revient-il à l'exclure ? Nous verrons, par l'évocation de l'argument d'une « science sans expérience », que celle-ci n'est plus
concevable comme la source unique de toute connaissance, mais qu'elle conserve sa pertinence.
En ce sens, pour l'expérience, trouver sa
place, c'est comprendre sa fonction et son utilité.
I – L'empirisme et la méthode inductive : Hume et Kant
Pour le philosophe écossais David Hume, l'expérience constitue le matériau de base de la
connaissance.
Mieux, elle coïncide avec la seule connaissance possible que nous puissions avoir du
monde.
Prenons l'exemple de la causalité : si je lâche une pierre, rien ne me dit a priori (c'est-à-dire
avant d'en avoir fait l'expérience) que celle-ci tombera, plutôt qu'elle ne s'envolera.
Le rapport de cause
à effet – je lâche une pierre, celle-ci tombe – est donc toujours constaté et inféré de l'expérience.
« Inféré » veut dire ici que nous avons eu recours à l'induction (passage de cas particuliers à une règle
générale): d e ce que le phénomène B (chute d e la pierre) suit toujours, dans mon expérience, le
phénomène A (je lâche la pierre), j'en conclus que la pierre tombera toujours.
Mais, il ne s'agit ici que
d'une habitude de mon esprit, qui a induit d'un certain nombre de cas une généralité.
À l'inverse, Kant pense que la causalité organise l'expérience.
Pour celui-ci, le rapport entre la
cause et l'effet est nécessaire (il se produit sans défaillance) et universel (il ne souffre pas
d'exception), donc a priori.
Cela veut dire que la causalité n'est pas inféré de l'expérience, sous la forme
d'une habitude, mais que pour avoir une expérience, nous devons d'abord pouvoir recourir à la
causalité : sans elle, nous ne pourrions organiser le monde.
Ainsi, chez Kant, le sujet est actif et organise le monde sensible : faire usage de la causalité
pour comprendre le monde, c'est faire surgir l'expérience.
À l'inverse, chez Hume, le sujet est passif et
ne reçoit que des impressions, qui lui donnent le sentiment d'une organisation du monde.
II – Théorie et expérience : Duhem
Cette polémique entre Hume et Kant correspond à celle entre l'empirisme (il n'y a que l'expérience qui compte) et l'idéalisme
(l'expérience est construite par le sujet).
Elle se retrouve dans les théories scientifiques : alors qu'il ne s'agissait auparavant que de la
place d e l'expérience au sein d e la connaissance (perspective gnoséologique), il s'agit désormais d e sa place vis-à-vis de la science
(perspective épistémologique).
Or, dans les sciences, deux écoles s'affrontent.
L'une affirme que l'expérience doit dicter les théories, l'autre rétorque les théories
modèlent l'expérience.
Évidemment, les positions ne sont pas aussi tranchées, mais les présenter ainsi nous permettra de comprendre les
enjeux du débat.
Pour des penseurs tels que Rudolf Carnap, il est nécessaire de revenir à des énoncés scientifiques décrivant précisément les
expériences qui ont lieu.
La science se doit d'être un système d'énoncés fondés sur l'expérience directe et contrôlés par vérification
expérimentale.
De tels énoncés sont dits protocolaires, car ils établissent le protocole suivi dans les expériences.
Ainsi, on pourra décrire une
expérience en ces termes : « Disposition : en telles et telles positions se trouvent des objets de tels et tels types (par exemple, un corps
fin, long et brun pour un fil de cuivre), ici et maintenant aiguille sur 5, simultanément étincelle et explosion, etc.
»
Cependant, une telle conception est critiquées par des penseurs dont le physicien Pierre Duhem.
En effet, selon lui, la théorie
précède toujours l'expérience et vient à la modeler.
En somme, le physicien, dans son laboratoire, ne se livre jamais exclusivement à
l'observation de certains faits : toujours, il les interprète en fonction des lois qu'il connaît, des théories qu'il admet et qu'il applique.
Il ne
s'agit pas simplement de constater, comme le suggérait Carnap, une étincelle et une explosion, mais d e traduire ces faits dans un
symbolisme abstrait et mathématique, en relation avec un ensemble de propositions physiques avérées.
III – La science sans expérience : Paul Feyerabend
Voilà, grossièrement présentés, les systèmes qui s'opposent : tous reconnaissent l'importance d e l'expérience, mais ne lui
accordent pas la même place.
Alors que pour Carnap, il faut « coller » à l'expérience, pour Duhem, les théories la modèlent en partie,
puisque l'expérience n'a de sens que grâce à une théorie qui permet son interprétation.
Toutefois, il est possible d'aller encore plus loin et
de ne plus se contenter de faire varier la place de l'expérience, mais de mettre en cause sa pertinence ; c'est ce que fait Paul Feyerabend
dans son article « La science sans expérience ».
Avant toute chose, il ne faut pas perdre de vue l'aspect polémique et paradoxal de la thèse de Feyerabend ; Ce qui au demeurant
ne lui ôte rien de sa pertinence.
Cette thèse combat l'idée même d'induction : o n ne part pas d e cas particuliers pour inférer une
connaissance ou une loi scientifique.
Il ne s'agit pas non, à l'inverse, de soutenir un système hypothético-déductif : on forme une
hypothèse (en dehors de toute expérience) et l'on en déduit des phénomènes empiriquement vérifiables, c'est-à-dire constatables dans
une expérience.
L'idée de Feyerabend reste de montrer que certaines théories peuvent s'appuyer sur des données abstraites, se voir validées par
exemple par un ordinateur, sans pour autant que l'expérimentateur ait eu à mettre en œuvre un quelconque protocole expérimental.
En
somme, au lieu d e se questionner sur l'existence de la séparation entre observation (expérience) et théorie, il vaudrait mieux se
questionner sur le but d'une telle séparation.
Puisque l'expérience n'est pas la seule source de connaissance ou la seule qui soit fiable,
une science sans expérience est parfaitement concevable.
Conclusion :
Ainsi, l'expérience possède son importance, autant au sein de la connaissance que dans les sciences.
Cependant, la place qui doit
lui revenir reste soumise à discussion.
En tous cas, il est certain qu'on ne peut la penser simplement comme le point de départ de tout
processus.
En effet, le double problème s'est posé de savoir si les théories et les connaissances se tiraient de l'expérience ou bien si
l'expérience ne trouvait sa cohérence et sa justification que reprise par les catégories de la connaissance et les théories scientifiques.
Quoi
qu'il en soit, la thèse de Feyerabend permet de saisir que l'expérience peut être de moindre secours que les théories ; celles-ci pouvant
fournir autant, sinon plus, que l'expérience.
Pour le paraphraser, nous pourrons dire que l'empirisme (théorie qui n'accorde d'importance
qu'à l'expérience) n'est plus légitime dès qu'il va au-delà de l'invitation à ne pas oublier de tenir compte de l'expérience.
La place de
l'expérience n'est donc plus celui de fondation, mais de fonction dans des processus plus globaux..
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