Que reste-t-il du concept scientifique de matière ?
Extrait du document
«
La matière, diverse et multiple, est déjà là sous l'aspect du corps pâtissant, chair corruptible dont les intimes
dérangements brisent net les élans de l'âme.
La sérénité requise du physicien ou du chimiste qui règle ses
expérimentations sur les exigences d'un savoir méthodique, pour retenir, au plus près du concept de matière, les
effets observables de ses manipulations, cette sérénité est bien le fruit d'une double ascèse, d'un double effort
d'épuration qui converge en un lieu aussi éloigné du confus et du mixte donné que des grands mythes de genèse
dont le système des causes est un avatar distingué.
Mais encore la matière ainsi domptée fut le produit d'une
hygiène culturelle qui dénonçait la primauté du corps pâtissant, en décrétant un ordre de la raison.
Délivrer la
matière de la confusion de ses apparences et de ses ancrages métaphysiques, pour l'analyser dans la clarté de
rapports quantifiés, n'alla pas cependant sans compromis.
Aussi, il faut se demander, si le travail de la science pour
déterminer le concept scientifique de matière a encore une importance.
L'idée même de matière n'est-elle pas
remplacée par l'idée d'atome au sens de la physique quantique, par d'autres modes de compréhension du monde ? la
matière comprise scientifiquement ne serait-elle pas quelque chose du passé ?
1) La science à la conquête du concept scientifique de matière.
Assurément, les aventures de la science moderne, ses avancées successives ont paru déconsidérer l'héritage
aristotélicien ; et pourtant, elles n'ont point réussi à extirper une mémoire que les suppositions fantastiques des
théories récentes peuvent, sous certaines conditions, légitimer.
C'est que la matière, lorsqu'on la prend au sérieux,
lorsqu'on l'arraisonne dans sa permanence d'objet philosophique, fuit incessamment dans la représentation et ses
énigmes.
Accorderait-on que « la matière, c'est l'idée même de l'inertie ou de la pure existence », que l'on aurait
bien peu dit sur le cheminement de l'esprit pour en avoir l'intelligence.
Or il est remarquable que la suite des modèles
qui ont concouru à cette intelligibilité ont tous procédé d'essais en vue de soumettre la contingence des aspects à
des principes de mesure dont la validité se trouve remise en question lorsque varient les limites de leur domaine
d'application, lorsque se resserre la proximité de l'objet construit.
.
Koyré a brillamment montré comment la mathématisation de la physique passe de loin une simple fonction
adjuvante d'une science des qualités et qu'elle a positivement instrumenté la formalisation des phénomènes
naturels.
Cette attitude est à l'œuvre dans l'intuition fondamentale de Galilée, pour qui les lois physiques s'expriment
par des rapports de grandeurs.
Mais, en un sens, le pouvoir explicatif des mathématiques s'amenuise chez
Descartes, dans la mesure même où il borne sa définition de la matière à la seule extension spatiale.
Cette
« géométrisation à outrance » répond sans doute à un désir prédominant, celui d'assurer la clarté et la distinction
des idées.
Le philosophe prétend bien, auprès de Mersenne (11 mars 1640), réduire toute la physique aux lois
mathématiques, mais il avoue n'avoir pas livré les principes qui rendraient cette réduction actuelle.
Lorsqu'il publiera,
en 1644, ses Principia, il s'exposera inévitablement à la critique, ayant explicité le point de vue à partir duquel toute
une génération de savants examineront les conditions de possibilité d'une physique quantifiable.
Or Descartes, en
forçant sur la rigueur de son exigence méthodique, risqua l'infécondité de son
modèle théorique.
Sa physique reposait, en effet, sur l'assimilation de la
nature (des corps, du mouvement, etc.) à la condition de sa connaissance
par l'entendement, qui se renfermait dans le seul recours aux idées claires et
distinctes.
L'existence coïncide avec le connu, en vertu de l'ordre méthodique
du connaître ; c'est ainsi qu'il est impossible de penser la matière sans
l'extension ; c'est ainsi qu'il faut dénoncer l'idée de matière sans étendue ;
elle ne se soutient qu'à la faveur de recours aux termes de « substance
immatérielle » ou de « forme substantielle », par exemple, toutes expressions
confuses, partant rédhibitoires à la discipline cartésienne.
De même,
approcherons-nous distinctement la diversité des formes qui se rencontrent
dans la matière, par le truchement des lois du choc et du mouvement local ;
le travail du physicien, dès lors, consiste à se donner les moyens de
l'explication par ces seules lois, appliquées à une matière étendue ce qui
conduira finalement Descartes à supposer sa théorie des tourbillons.
Les
difficultés inhérentes à ses conceptions le contraignirent encore à des
formules étranges ; ainsi cet adage : « Rien ne se porte par l'instinct de sa
nature à son contraire », qui paraît dans la justification que fait l'auteur du
mouvement local et où un Gassendi ne se privera pas de renifler des relents
d'aristotélisme.
Désormais, la progression « scientifique » des représentations
de la matière achoppera sur le problème de l'action à distance entre corps,
aux diverses échelles que la mécanique avait à considérer.
Il convenait
d'abord de présupposer à ce genre d'action un caractère de causalité extérieure à la matière, afin d'éviter
l'accusation de « matérialisme » ; autrement dit, la gravité ne devait pas être tenue pour une « qualité essentielle »
de la matière.
Indice d'un tel interdit, la réaction de Newton aux commentaires d'un de ses adeptes, le révérend
Bentley ; en 1693, le célèbre physicien se défend vivement de concevoir qu'« une matière brute et inanimée » pût
affecter une autre matière sans contact mutuel ; il fallait alors écarter toute parenté avec la conception
épicurienne d'atomes capables de volonté ; la matière devait être conforme au sentiment de Berkeley : stupid,
thoughtless and inactive.
2) La science moderne face à la matière..
»
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