Que pensez-vous du sport dans notre monde actuel?
Extrait du document
«
Introduction
Les historiens ont souligné que les hommes ont toujours joué à se battre.
Ce qui s'est pérennisé à travers les civilisations, ce sont des
jeux de luttes et de batailles dans lesquels la violence physique, plus ou moins atténuée, peut se donner libre cours.
Mais ce qui s'est
indéniablement opéré à travers le temps, c'est une euphémisation progressive de la violence des combats à travers l'édiction de règles
précises fixant, pour chaque type de sport, des limites strictes et volontairement acceptées à son exercice, et l'interdiction de gestes jugés
dangereux (comme le fameux coup de tête de notre star national, Zidane).
Le sport apparaît aujourd'hui comme un « fait social total »,
pour reprendre l'expression de l'anthropologue M.
Mauss, en ce qu'il peut mettre en branle la totalité de la société et de ses institutions,
qu'il engage toutes s e s dimensions (politiques, économiques, culturelles, sociales, technologiques, etc.) et qu'il implique, en m ê m e
temps, les diverses formes de la vie quotidienne des agents qui la composent (pratiques, représentations, styles de vie, esthétiques,
éthiques).
Peut-on penser le sport, en fin de compte, par lui-même ?
I.
Le sport, vecteur d'une éthique
a.
La question de l'éthique sportive est une question sociale, et les pratiques sportives, socialement bien contrôlées, expriment la
morale publique autant qu'elles contribuent à la construire.
Cette idée était déjà présente dans les écrits de Pierre de Coubertin.
L'athlète
s'engage ainsi, à la lumière de son libre-arbitre, à choisir entre une pratique moralement acceptable (suivre les règles du jeu) ou une
pratique inacceptable (Mc Tyson qui mange l'oreille de son partenaire).
C'est son jugement éthique qui, lors d'une rencontre sportive, est
mis en jeu.
b.
La philosophie d e Pierre de Coubertin est une philosophie syncrétique qui met en relation le sport et des valeurs morales
classiques.
Cet auteur a sans cesse tenté dans ses écrits de poser la pratique sportive comme une prophylaxie (préservation) mentale et
physique.
Il s'agit ainsi de trouver, « quand besoin s'en fait sentir, le délassement le plus propre à maintenir les biens portants dans la
bonne voie physique et aussi d'y augmenter à l'occasion leur coefficient de capacité » (Coubertin, article de 1907 : « Les sanatoriums pour
bien-portants »).
Le sport est ainsi une excellente alternative au travail cérébral.
De plus il convient selon l'auteur de respecter des temps
de repos avant et après l'effort physique, et en ce sens, il rejoint Kant quand ce dernier qualifiait de suprême bien physique le repos
après le travail (Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique).
Pierre de Coubertin, à travers sa philosophie du sport, préconisait un
retour n o n nostalgique m a i s intelligent à la conception du sport dans la Grèce antique, conception grecque qu'il résume en quatre
assises : le calme, la philosophie, la santé et la beauté.
L'insertion du sport dans la modernité a ce devoir paradoxal, si l'on peut dire, de
lutter contre la modernité et en même temps de s'intégrer à la marche technique du XXè siècle (cf.
Coubertin, dans l'article : « Le sport
peut-il enrayer la névrose universelle ? » 1930) : « La conception moderne, qui est de faciliter sous les pas de l'athlète la conquête de
records toujours plus étonnants en aidant matériellement son effort est exactement l'inverse de la conception antique qui visait à rendre
cet effort plus méritant en l'entourant d'obstacles à vaincre » (1931).
Insertion dans la modernité certes, mais sagesse grecque ; ainsi
Coubertin se méfie des orientations que le XXè tend à conférer au sport : la spécialisation (« une campagne contre l'athlète spécialisé »,
1913), le professionnalisme et la mercantilisation.
Le sport doit ainsi être le lieu d'une morale en acte, qui mêle jugements et préceptes
de conduites.
II.
la dérive technocratique du sport
a.
Coubertin défend une liberté de l'homme par rapport à la technique.
Cette conviction repose sur une conception classique de la
technique entendue comme « tekhnè ».
La tekhnè est, comme le rappelle Heidegger, un concept de l'ordre du savoir et non de l'ordre du
faire, et l'homme qui s'y éprouve produit le monde, c'est-à-dire qu'il le fait advenir dans le manifeste (Heidegger, « La question de la
technique », in Essais et conférences ).
C'est ainsi que la gymnastique grecque peut être conçue comme une sagesse, connaissance de
l'être a u m o n d e par les pratiques du corps.
La question de l'éthique s e r a m è n e dans ce cas à celle d e la liberté de l'être, à celle de
l'essence de l'homme, à celle d'un savoir et non pas d'un faire.
Or la conception actuelle d e la technique ne recouvre plus cette
signification.
Le caractère instrumental s'est substitué à l'essence de la technique.
La technique désormais est industrielle, elle ne dévoile
plus m a i s fabrique.
Heidegger montre combien est profonde la méprise qui fait confondre à l'homme son libre-arbitre avec le
déterminisme technique.
Et le sport contemporain traduit cette orientation : l'athlète y est devenu objet des sciences.
Dès lors, en
devenant phénomène de notre civilisation, le sport devient un fait technique, et la question de l'éthique se ramène à la tolérance sociale
et institutionnelle aux actes.
Le sport actuel est donc fabrication de performance, mobilisation des énergies et non art.
On comprend alors
que le sport condamne, ou laisse au rang de la « bonne conscience » la pensée morale d'un Coubertin.
Le sport mériterait donc bien son
« épochè » (sa mise entre parenthèse de s e s déterminations sociales, institutionnelles, techniques, etc.) afin qu'il puisse retrouver la
possibilité d'être par essence dévoilement.
III.
L' « économie » (de marché) du sport
a .
Depuis le milieu des a n n é e s 1980, le sport s'est converti à l'économie d e marché dans la plupart des pays.
D'innombrables
exemples illustrent cette recomposition du champ sportif autour des valeurs marchandes : l'offre d'achat du club de football Manchester
United par le groupe d e Rupert Murdoch pour un montant d e 6,2 milliards d e francs, la cotation en Bourse d e clubs d e football, les
fréquents changements de propriétaires des franchises au sein des ligues américaines, le projet de doublement de la fréquence de la
Coupe du monde de football, le prix accepté en 1998 par le réseau américain N.B.C.
pour obtenir les droits de retransmission télévisée
des trois éditions à venir des jeux Olympiques d'été (13,5 milliards d e francs), le niveau des revenus du basketteur Michael Jordan,
(466 millions de francs en 1997, dont 60% proviennent de contrats publicitaires), la chute de 5,2% de l'action Nike à Wall Street le jour de
l'annonce de la retraite de celui-ci, le contrat de 300 millions de francs signé par Pepsi-Cola pour financer le développement du football
professionnel en Chine..
En devenant un secteur économique à part entière, le sport doit se soumettre à un ordre juridique et marchand
qui ignore ses spécificités et altère son éthique.
Que reste-t-il ainsi du sport ?
b.
L'important en définitive, dans le sport, est bien que l'individu, en toutes circonstances, soit en mesure d'imposer son talent et sa
personnalité au-delà de toute idéologie.
Mais le monde actuel est-il capable d'accomplir ce retour sur lui-même, de gommer les outrances
qui défigurent le sport, alors même que les mots de liberté, d'indépendance et d'idéal n'ont pas le même sens selon que l'on se trouve à
Moscou ou à New York, à Londres ou à Berlin ? S'il y parvient, s'il dépasse cependant les conséquences de ces anathèmes que l'on se jette
d e peuple à peuple, le m o n d e comprendra que le sport demeure un dénominateur commun d e l'espèce, un vecteur d e paix que
l'humanisme peut opposer à ces vecteurs d e mort tracés au-dessus d e l'Europe par les états-majors militaires.
Rompre les anneaux
olympiques serait plus qu'une erreur, ce serait une faute irrémédiable.
Conclusion
On comprendra que le sport dans le monde actuel, n'est plus la représentation harmonieuse du bel athlète athénien.
Au regard de son
institutionnalisation, il est entré dans l'ère de la valeur marchande, dans la sphère médiatique, dans les débats politiques ; en un mot,
dans le capitalisme.
Matchs truqués, coureurs drogués, imposition médiatique d e tel ou tel sport, non respect d e l'autre dans la
compétition, etc., etc.
On entrevoit bien la césure entre un idéal et la réalité, quand du particulier (le sportif par exemple) au général,
toutes les étapes qui structurent l'institution « sport » intègrent et reproduisent des habitus (des manières de faire) économiques, sans se
repositionner réellement sur la question de l'éthique sportive.
Et il sera d'autant plus difficile de communiquer aujourd'hui une éthique
sportive quand les piliers du sport institué n'ont plus rien d'éthique..
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