Que pensez-vous de cette affirmation : « La pitié chez l'homme qui vit sous la conduite de la raison est par elle-même mauvaise et inutile. » ?
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«
Que pensez-vous de cette affirmation : « La pitié chez l'homme qui vit sous la conduite de la raison est par
elle-même mauvaise et inutile.
»
Introduction.
— Nous jugeons sévèrement l'homme qui reste insensible aux malheurs et aux souffrances d'autrui.
Aussi sommes-nous étonnés qu'on ait pu dire : « La pitié chez l'homme qui vit selon la raison...
».
Mais peut-être
qu'un examen plus attentif nous permettra de donner à cette affirmation un sens acceptable.
I.
— ÉTUDE DE L'AFFIRMATION
A.
Observation capitale : il ne s'agit que de « l'homme qui vit sous la conduite de la raison » ; et comme, sous sa
forme pratique, la raison n'est autre chose que la conscience, c'est de l'homme consciencieux qu'il est dit que, chez
lui, « la pitié (...) est par elle-même mauvaise et inutile ».
B.
La pitié est mauvaise par elle-même, c'est-à-dire indépendamment des circonstances, en sorte qu'elle doit être
toujours évitée.
Elle est mauvaise pour celui à qui elle est manifestée.
car elle renforce le sentiment de son malheur,
parfois même lui en fait prendre conscience ; souvent aussi elle l'humilie et le confirme dans son état de démission.
Mais c'est surtout pour celui qui l'éprouve qu'elle est mauvaise : en effet, seule a une valeur morale l'action qui
détermine un motif rationnel ; or qui agit par pitié se laisse mener par un sentiment aveugle qui supplante la raison.
C.
Elle est inutile, car celui qui agit par raison fait beaucoup mieux en toutes circonstances ce qu'il convient de faire
pour les hommes dans le malheur.
Étant complètement maître de lui-même, il évite les accidents que peut provoquer
le trouble émotif (par exemple chez le chirurgien).
Il peut même, s'il le juge utile, donner les signes extérieurs de la
pitié, et d'une pitié qui soit à la fois rationnelle et bienfaisante.
Voilà le point de vue des moralistes qui poussent le rationalisme jusqu'à ses conséquences extrêmes et aboutissent
à la thèse paradoxale que nous avons à apprécier.
Car c'est un paradoxe.
II.
— DISCUSSION
A.
Comme tout paradoxe, cette thèse contient une part de vérité, plus de vérité même que, à l'extrême opposé,
une morale de la pitié, la pitié, en effet, n'est moralement bonne que dans les limites de la raison.
Dans la mesure où
elle éclipse la raison, la conduite compatissante, sans être mauvaise et inutile, perd de sa valeur et n'atteint pas si
bien son but.
B.
Mais l'idéal que propose l'affirmation soumise à notre jugement est chimérique parce qu'il implique une
méconnaissance fondamentale de la nature humaine.
L'homme est un esprit incarné dans un corps et non un pur
esprit.
Ou encore : l'âme humaine n'est pas seulement intellectuelle, elle est aussi sensible ou affective.
Dans le
domaine des idées, pures comme les mathématiques, il est sans doute possible de procéder avec l'intelligence pure ;
mais il en est autrement dans les sciences humaines et à plus forte raison dans les rapports avec celui qui souffre :
on ne va que partiellement à lui si on n'y va qu'avec l'intelligence ou la raison, et c'est un effort contre nature que
de s'évertuer au refoulement de la pitié.
C.
C'est pourquoi la raison ne remplace pas la pitié.
Elle ne la remplace pas chez celui qui souffre : bien plus que
l'homme heureux et bien portant, il est fort sensible aux marques d'intérêt et de sympathie ; il ne lui suffit pas
d'obtenir les soins et l'aide que demande son état, il lui faut aussi la chaleur humaine qui se manifeste dans la pitié.
Il en est de même de celui qui secourt le malheureux : aussi conforme à la raison que soit son comportement, s'il
reste sans pitié il est inhumain.
Sans doute, il peut, pour mieux accomplir une action humanitaire, refouler le
sentiment et paraître sans pitié (l'exemple du chirurgien) ; mais la pitié reste sous-jacente, et c'est elle, en somme,
qui commande alors l'insensibilité de l'attitude.
Quant à l'attitude contraire qui consisterait à donner les signes
extérieurs de la pitié sans l'éprouver intérieurement, elle impliquerait une duplicité mensongère que la raison ellemême ne saurait approuver.
Conclusion.
— Pour être bonne et vraiment utile, la pitié doit être pénétrée de raison et contrôlée par la raison.
Mais nos relations avec les autres, si la raison en éliminait la vie affective et avec elle la pitié, deviendraient
inhumaines, perdant du même coup le principal de leur charme et de leur efficacité..
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