Que pensez-vous de ce mot de La Bruyère : « La moquerie est souvent indigence d'esprit » ?
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«
Que pensez-vous de ce mot de La Bruyère : « La moquerie est souvent indigence d'esprit » ?
INTRODUCTION.
— On connaît la célèbre maxime de Mme DE LAMBERT : « L'admiration est le partage des
sots.
» 0-).
Avant elle, LA BRUYÈRE avait dit, prenant presque le contre-pied de cette affirmation : « La
moquerie est souvent indigence d'esprit.
» (2).
Que faut-il penser de ce mot de l'auteur des Caractères ?
I.
Explication.
— Pesons d'abord le sens des mots les plus importants de cette phrase.
La moquerie implique
du mépris ou de la malveillance que ne comportent ni la critique objective, ni les taquineries humoristiques ou
les plaisanteries amicales.
Notons cette remarque de LITTRÉ : « Syn.
: moquerie, plaisanterie.
Par la moquerie,
on tourne en ridicule.
Elle est donc toujours plus ou moins offensante.
La plaisanterie n'a point nécessairement
ce caractère; sans doute, elle peut être outrageante; mais elle peut être aussi innocente, obligeante, piquante
».
Aussi, LA BRUYÈRE remarque-t-il dans le chapitre De l'Homme: «La moquerie...
est de toutes les injures celle
qui se pardonne le moins; elle est le langage du mépris, et l'une des manières dont il se fait le mieux entendre :
elle attaque l'homme dans son dernier retranchement, qui est l'opinion qu'il a de soi-même.
»
D'après LA BRUYÈRE, la moquerie est souvent indigence d'esprit.
Certaines moqueries ne présentent dans leur
expression rien de spirituel ou de piquant qui force le sourire : elles se réduisent au rire brutal ou au quolibet
injurieux.
L'auteur des Caractères ne semble pas viser ce genre de moqueries qui dénote seulement une
déficience dans l'art de dire, mais celles qui révèlent un vice plus profond affectant la personnalité même du
moqueur.
Relevons en passant que LA BRUYÈRE, plus réservé que Mme DE LAMBERT, ne prétend pas porter un jugement
universel : ce n'est pas toujours, mais souvent, que la moquerie est indigence d'esprit; de plus, l'extension de
ce jugement reste assez imprécise, car si « souvent » peut signifier « dans la majorité des cas », ce mot
signifie au sens strict : « dans un grand nombre de cas », nombre qui peut ne représenter qu'une petite
minorité.
Le terme dont la signification est le plus difficile à préciser est celui d' « indigence d'esprit ».
« Indigence » dit
plus que « manque » et indique, dit LITTRÉ, un « manque de choses utiles à la vie » : on n'est pas indigent
pour ne pas disposer d'une puissante voiture ou d'un hôtel particulier; de même, au sens figuré, on ne qualifiera
pas d'indigent celui qui n'a pas le don des réparties inattendues et des improvisations étincelantes.
Par «
indigence d'esprit », il faut entendre, semble-t-il, un défaut d'intelligence, de pénétration ou de jugement.
II.
Discussion.
— A.
La pensée de La Bruyère surprend d'abord, car la moquerie est avant tout indigence de
coeur : nous nous moquerions beaucoup moins des autres si nous les aimions; nous badinons ceux qui nous
sont chers, mais d'une manière qui, loin de les blesser comme la moquerie, les réjouit et leur donne confiance
en eux-mêmes.
Il est vrai aussi que le moqueur est souvent un homme d'esprit : il sait voir les ridicules et les travers; surtout,
il a l'art de les relever d'une façon piquante.
B.
Mais, étant donnée la réserve exprimée par l'adverbe « souvent », l'affirmation de La Bruyère reste juste.
Sans doute, la moquerie est indigence de coeur; mais coeur et esprit ne sont pas radicalement indépendants;
quand il s'agit de nos semblables en particulier, il ne peut pas y avoir de véritable compréhension sans
sympathie; ainsi la moquerie s'explique bien t) souvent par une indigence d'esprit résultant d'une indigence de
coeur.
De plus, certaines moqueries s'expliquent par une indigence d'esprit indépendante de l'indigence du coeur : «
Les gens moqueurs, dit Mme DE GENLIS (citée par LITTRÉ) ne savent rien approfondir; ils sont toujours
superficiels.
» On se moque parce qu'on ne comprend pas, et on ne comprend pas par manque de réflexion ou
par manque de pénétration intellectuelle.
Enfin, l'indigence du coeur elle-même s'explique, dans une grande mesure, par une indigence d'esprit : si nous
nous montrons méchants envers les autres, c'est, bien souvent, parce que nous sommes incapables dé nous
mettre à leur place et de prendre conscience du mal que nous leur faisons; avec un esprit plus ouvert, nous
renoncerions aux moqueries blessantes et les remplacerions par des taquineries anodines ou amicales.
L'affirmation de LA BRUYÈRE est donc bien, juste : «La moquerie est souvent indigence d'esprit.
»
CONCLUSION.
— Cette pensée n'en reste pas E»oins quelque peu surprenante, sinon paradoxale, pour celui
qui s'en tient au point de vue littéraire ou psychologique : en effet, on trouve bien plus d'esprit chez les
pamphlétaires que chez les panégyristes.
Pour bien la comprendre et y adhérer pleinement, il faut se placer au
point de vue de son auteur, qui était avant tout moraliste : pour le moraliste, le mal moral enlaidit l'oeuvre
d'art, et c'est sans doute pour cela que, dans la moquerie, LA BRUYÈRE met en relief l'indigence qu'elle révèle..
»
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