Que faut-il pour faire un monde ?
Publié le 15/11/2022
Extrait du document
«
Que faut-il pour faire un monde ?
Introduction
a) Amorce du sujet : l'encyclopédie chinoise.
– Michel Foucault dans Les Mots et Les Choses évoque un texte de Jorge Luis Borges au sujet
d'une certaine encyclopédie chinoise.
Elle classe les animaux sous les rubriques suivantes :
a) qui s'agitent comme des fous ; b) qui de loin ressemblent à des mouches, c) appartenant à
l'empereur, d) dont on peut faire des pinceaux avec les poils de la queue (…) f) inclus dans
la présente classification.
Si un monde est une totalité ordonnée, il y a bien ici une apparence
d'ordre, à savoir une énumération en fonction de critères.
Mais ce qui frappe, c'est l'absurdité
de la juxtaposition de ces critères : rien ne permet de les rapporter les uns aux autres, ni
d'exclure qu'un élément d'une section puisse appartenir à une autre.
Donc pas de monde sans
arrangement réglé des éléments qui le constituent.
Mais ce n'est pas le plus intéressant à
retenir.
En effet, Borges fait référence à ce prétendu texte chinois pour critiquer une pensée,
qui voudrait qu'un langage fabriqué pour être dépourvu d'équivoque – à l'image du
symbolisme logique – soit capable de refléter sans aucune déformation la réalité telle qu'elle
est dans son ordre même.
Les tenants de cette pensée soutiennent en substance qu'en se
représentant adéquatement le monde, dont la structure ontologique se retrouverait dans le
langage formel qui l'exprime, nous épanouirions en lui en y trouvant notre place, et en nous
purgeant des fausses attentes qui naissent d'un usage vicié du langage.
Mais le problème, dit
Borges, c'est que « nous ne savons pas ce qu'est l'univers.
» Or, la connaissance du monde et
de son ordre est le préalable à l'édification de toute lingua characterica telle que l'envisagent
Leibniz, Frege, ou les logiciens du siècle dernier.
Pourquoi ne savons-nous pas ce qu'est
l'univers ? Distinguons l'univers et le monde : le monde est une totalisation de mon
expérience (tout ce que je peux penser), qui part de moi ; l'univers est une totalisation d'un
rang supérieur, c'est-à-dire ce dans quoi tout a lieu, le non-lieu abstrait qui contient toutes les
totalisations de toutes les expériences.
Autrement dit, l'univers est ce qu'il y a de commun à
tous les mondes que tous les êtres qui habitent le réel projettent à partir de leur expérience.
– A partir de là, l'exemple de l'encyclopédie chinoise prend son sens.
Il faut remarquer non
seulement que la classification des animaux qu'elle propose est incohérente, mais surtout
que chacun des critères qu'elle déploie pourrait être le fondement d'une classification
cohérente, donc du déploiement d'un ordre du monde pourvu de sens.
Ce qui fait défaut,
c'est l'ordre qui totaliserait ces ordres partiels à peine esquissés et qui permettrait de les
déplier.
Cela permet de se demander ce qu'il faut pour faire un monde sans se limiter à la
question de la description des composants d'un monde et des relations qui les ordonnent
entre eux.
Cela permet de se demander : que faut-il donc pour faire un monde unifié à partir
des mondes multiples et hétérogènes dans lesquels vivent les individus qui peuplent la
réalité ?
b) Analyse du sujet :
– Que faut-il pour faire un monde ? Voilà une question que nous ne nous posons pas
spontanément, d'autant que la sagesse populaire a une réponse toute prête : « il faut de tout
pour faire un monde.
» Mais que dit cette réponse toute prête ? Elle s'adresse à celui dont les
attentes sur ce qu'est le monde ne sont pas remplies, pour y opposer une sorte de fatalisme :
que cela lui plaise ou non, les événements désagréables ou apparemment absurdes font
partie du monde, et il doit les accepter.
C'est dire que nous nous demandons ce qui fait un
monde quand nous sommes confrontés à l'excès ou au défaut, c'est-à-dire à l'impression qu'il
manque quelque chose à la réalité – par exemple le sens de tel ou tel événement tragique
–
–
–
–
bien que rationnellement explicable– pour qu'elle constitue un monde, ou au contraire
qu'elle contient quelque chose qu'elle ne devrait pas contenir – par exemple un phénomène
monstrueux.
Le monde, ce n'est pas la réalité qu'il n'y aurait qu'à décrire et cataloguer, ce n'est pas le
simple agrégat de tout ce qui existe.
C'est une totalité ordonnée, c'est-à-dire composée
d'éléments et de relations entre eux .
Non seulement l'ordre peut manquer, et l'immonde,
c'est alors le chaos, un état dans lequel rien n'acquiert une forme fixe, mais c'est aussi le sens
qui peut faire défaut (il y a des ordres de la réalité absurdes, voyez l'oeuvre de Kafka par
exemple), le monde se dissout non plus dans le chaos, mais dans une réalité à laquelle nous
sentons que nous demeurerons toujours étrangers.
Il devient inhabitable pour nous.
C'est
donc dire que le monde est un concept normatif : pour que l'on puisse parler d'un monde, il
faut que des conditions soient remplies, un monde n'est pas simplement ce qui est décrit,
mais ce qui pourvoit l'existence de valeur, parce qu'on en dérive des fins qui font d'une vie
une vie bonne si chaque être tient son rang.
Mais quelle est l'instance qui produit cet ordre ? De trois choses l'une : soit le monde « se
fait » tout seul, il advient et sa structure s'exprime dans des régularités invariables que
l'esprit humain peut découvrir sans les créer, soit le monde « est fait » par Quelqu'un, un
Être qui lui est transcendant et le monde est produit ou créé, soit la réalité nue ne devient un
monde que lorsqu'elle est interprétée par des êtres qui la mettent en ordre du fait même qu'ils
l'habitent, et le monde est alors constitué.
Mais s'il y a une pluralité des êtres configurateurs
de monde, n'est-on pas alors confronté à une multitude de de mondes privés dont rien ne
garantit qu'ils puissent être rassemblés sous la figure unifiante du monde ? Ne faudrait-il pas
alors examiner les conditions auxquelles un monde commun peut être institué ?
S'il faut, pour faire un monde, à la fois des éléments, un ordre qui les dispose les uns par
rapport aux autres, et une traduction de cet ordre en valeur de l'existence, l'esprit découvre-til cet ordre (par la tradition, la révélation, la connaissance scientifique) ou bien le projette-til sur une réalité protéiforme ? C'est que le concept de monde est à la fois descriptif –
rendant compte de ce que la réalité n'est pas un chaos imprévisible – et normatif/évaluatif –
il est supposé dire à quelles conditions l'ordre de la réalité est pour nous habitable.
Autrement dit, sa normativité est simultanément épistémico-ontologique – prétendant
certifier le discours sur ce qui est par une norme du vrai– et axiologique – prétendant dériver
ce qui est bon, ce qui doit être, de ce qui est.
Correspond-il à ce qu'il y a ou bien à une
représentation de ce qu'il y a ?
Le problème réside dans ce saut de l'être au devoir-être : dire qu'ainsi va le monde, ou qu'il
faut de tout pour faire un monde, c'est toujours en même temps affirmer un ordre des choses
auquel on serait supposé se soumettre ou acquiescer, mais d'un autre côté dire que chacun
constitue son monde comme le monde, c'est risquer de confondre le monde – unique – et les
représentations du monde – infiniment variables.
Est-il alors pertinent d'appeler « mondes »
particuliers ce qui ne serait que l'expression d'une fantaisie subjective ou bien est-ce un
usage fautif du terme « monde » ?
c) Problématique/enjeu :
– Dès lors, la question « que faut-il pour faire un monde ? » s'entend comme : à quelles
conditions pouvons-nous totaliser les perspectives particulières à chacun en un seul monde
commun, suffisamment ouvert pour n'être pas totalitaire (en excluant comme « immonde »
toutes les portions du réel qui ne rentrent pas dans « l'ordre du monde » plus ou moins
arbitrairement décrété), et suffisamment resserrée pour ne pas éclater le monde en une
multitude de représentations hétérogènes n'ayant rien à voir entre elles ?
d) Plan
– Dans un premier temps, il semble que pour faire un monde, il suffise d'énumérer les
éléments qui le composent et les lois qui organisent les rapports entre ces éléments : le
problème est alors d'identifier le discours qui permet d'accéder à l'ordre du monde, accès
requis pour maintenir le monde en empêchant sa dégradation en chaos : discours mythique,
théologico-métaphysique, scientifique ?
– Dans un second temps, on fera apparaître l'illusion à l'oeuvre dans le moment précédent :
dire « ceci est le monde et tel est son ordre » est en réalité une totalisation partielle de la
réalité à partir de la perspective limitée du sujet qui l'énonce, Mais il n'y a pas de monde
sans configuration du réel par ceux qui l'habitent, il n'y a monde que pour des sujets qui y
appartiennent.
Mais faut-il dire alors qu'il n'y a pas un monde, mais autant de mondes que de
vivants qui configurent leur environnement ? Voire qu'il n'y a pas de monde du tout, mais
simplement des représentations hétérogènes et conflictuelles ?
– C'est pourquoi dans un dernier temps, on plaidera pour une conception « cosmopolitique »
d'un monde à faire à partir des totalisations partielles évoquées, à faire sur le monde non de
la constitution (au sens où un sujet constitue spontanément son monde), mais de l'institution.
Le monde, c'est ce que nous habitons en commun, il n'est pas donné d'avance, mais à édifier
par l'accroissement de la richesse des interactions que nous pouvons entretenir avec tous ces
constituants, ce qui n'est pas un mince enjeu à l'heure de la crise climatique qui menace
notre monde de destruction.
Il n'est pas une totalité close, mais une totalité ouverte, une
totalisation jamais achevée, et dont les principes mêmes sont appelés à sans cesse varier.
I Ce qu'il faut : des éléments, leurs lois, un ordre qui mette chaque chose à sa place.
– Un monde n'est pas simplement un environnement, c'est-à-dire la portion de réalité à
laquelle nous avons affaire.
Un monde, c'est la totalité de ce qui est, y compris ce qui est
bien au-delà de notre expérience parce qu'éloigné dans le temps ou dans l'espace.
Nous
n'avons pas accès au monde directement, empiriquement, mais cela n'empêche pas de
nombreux discours de décrire, ou de raconter comment le monde s'est fait, se fait, et pourrait
se défaire, pour éclairer notre expérience limitée du réel par la connaissance de ses
constituants fondamentaux, des lois qui l'animent, de ses limites et de l'ordre qu'il impose.
IL
y a un monde à partir du moment où il y a une unité entre nos différentes expériences, et
entre nos expériences et ce qui déborde notre expérience, à partir du moment où peut être
exhibé un ordre exhaustif des choses.
– La cosmogonie des mythes, la cosmologie d'abord théologico-métaphysique, puis
scientifique sont les principales figures de ces discours sur le monde.
Pour schématiser, on
pourrait voir qu'il y a une forme de rationalisation progressive à l'oeuvre : les mythologies
archaïques, sous forme narrative faisant intervenir des êtres surnaturels, expriment
l'opposition entre chaos et cosmos en tirant de ces récits la justification d'un ordre social et
éthique hiérarchique, les monothéismes, puis la philosophie et enfin l'investigation physique
réduisant quant à elles peu à peu la part d'abstraction et de surnaturel pour examiner
objectivement les questions de la nature ultime de la réalité et de ses lois fondamentales.
La
nature des éléments de base et des lois les régissant serait alors de mieux en mieux établie, et
nous pourrions donner à la question posée la réponse de la physique théorique
contemporaine.
– Un tel développement, grossièrement positiviste et simplistement historique, serait de peu
d'intérêt.
Il négligerait totalement la spécificité du discours philosophique, qui ne serait
qu'un moment intermédiaire – entre le mythe et la raison scientifique – appelé à être
dépassé.
Il est plus intéressant de montrer que des cosmogonies archaïques aux hypothèses
cosmologiques contemporaines, ; il y a une tension persistante entre l'aspect descriptif du
concept de monde et son aspect socialement ou politiquement normatif, tension qui est
moins un défaut qu'une caractéristique structurante de ce concept.
Au-delà donc des
éléments et des lois de composition, nous pourrions dire qu'est requis pour faire un monde
un équilibre entre des tendances centrifuges et centripètes, entre ordre et fluidité, entre
totalisation et ouverture, entre hiérarchie et isonomie.
1) Cosmogonie archaïque
– Je m'appuierai ici sur le travail de Jean-Pierre Vernant dans Les Origines de la Pensée
Grecques, et dans L'Univers, les Dieux, les Hommes.
Pourquoi le monde grec ? Les mythes
babyloniens ou égyptiens pourraient en effet être convoqués, puisqu'ils décrivent aussi la
manière dont le monde s'est formé, et les mythes grecs leur sont d'ailleurs structurellement
apparentés selon Vernant, en ce que tous traduisent une conception hiérarchique et
monarchique de l'ordre du monde.
Mais le statut privilégié des mythes grecs vient de leur
contraste avec un autre type de discours qui se développe dans la même aire culturelle – en
Grèce Antique – au tournant du Vie siècle avant Jésus-Christ : les cosmogonies
« physiques ».
La thèse de Jean-Pierre Vernant est célèbre : selon le mythe, pour qu'il y ait
un monde, il faut qu'un Souverain introduise un ordre au départ absent, tandis que selon les
cosmogonies, c'est l'isonomie qui préside dès le départ à l'existence d'un monde bien
ordonné.
L'isonomie, c'est-à-dire l'égale soumission et en même temps l'égale participation
de tous à la l'élaboration de la loi.
Hésiode d'un côté, Anaximandre de l'autre, monarchie
contre démocratie, mais aussi récit narratif du côté du mythe, et spéculation métaphysique
du côté de la « physique » grecque.
Nous aurions alors une tension entre deux manières de
faire un monde à partir de la réalité, deux manières de la rendre habitable, qui diffèrent
moins par la liste des éléments supposés constituer le monde que par la nature de leur
relation, hiérarchique ou égalitaire.
a) Du chaos aux premières divinités.
– Dans les trois premiers chapitres de L'Univers, les Dieux, les Hommes, Vernant prend le
parti de raconter la cosmogonie hésiodique comme on raconte une histoire, de donner à
entendre le mythe avec tout le plaisir qu'il procure à ses auditeurs.
L'entité primordiale est le
Chaos, une sorte de vide sans fond, espace de chute où tout se confond.
Puis de ce gouffre
surgit Gaïa, la Terre, qui en est l'opposé : limitée, dotée de forme, donc de limite et de
solidité.
Puis surgit aussi du Chaos l'Eros primordial, qui est la puissance d'enfanter, et qui
anime Gaïa, laquelle donne naissance à Pontos, le flot marin, et Ouranos, le ciel étoilé.
Pontos et Ouranos sont à la fois des doubles et des contraires de Gaïa : comme elles, ils ont
une limite – sa limite – mais l'un est léger où Gaïa est lourde, et l'autre est visqueux et fluide
où elle est solide.
Ils sont comme un mélange de la Terre et du Chaos.
Jusqu'ici, on
n'aperçoit guère qu'une série de générations spontanées.
Mais Ouranos est le mâle et la Terre
la femelle, il la couvre sans cesse et les enfants qu'elle portent ne peuvent quitter son sein,
puisque le Ciel, leur Père, la recouvre sans cesse.
Ces enfants, les Titans, deviennent alors
l'instrument de la colère de leur mère : la cadet d'entre eux, Chronos, se voit offrir par sa
mère une serpe avec laquelle il tranche le pénis d'Ouranos puis le jette dans la mer – Pontos.
Des gouttes de sang retombées sur Terre naissent les Erynnies, divinités vengeresses qui
poursuivent les parricides (comme Oreste), et du sexe d'Ouranos mélangé à l'écume des
vagues naît Aphrodite, déesse de l'amour productif.
Du temps d'Ouranos, l'accouplement ne
produit pas des enfants qui naissent, et le temps n'est qu'une répétition morne de l'acte
sexuel.
Avec Aphrodite, ce qui est conçu peut naître et apporter de la nouveauté dans le
monde.
Mais elle est accompagnée d'Eros, qui rassemble ceux qui s'aiment, mais aussi
d'Eris, la discorde, qui sépare les jaloux et les envieux et les oppose mortellement l'un à
l'autre.
Le résultat de cette castration, c'est
– succession des générations.
– CE que l'on peut dire, d'ores et déjà, c'est que ce mythe hésiodique (du moins la version
simplifiée que je viens de restituer) n'apporte pas du tout les réponses que nous attendrions à
la question « que faut-il pour faire un monde ? ».
Par exemple, il n'énumère pas de manière
systématique et a priori les constituants de base de la réalité, il ne dit pas comment est né
Chaos, ni comment il engendre Gaïa, ni pourquoi.
Non, il présente un récit qui font naître
chez celui qui l'entend (le Grec d'il y a 2500 ans comme nous) d'autres questions : comment
Chronos sera-t-il puni de son parricide ? S'il a conquis le pouvoir sur son père, que va-t-il en
faire ? Et qui le renversera ? N'y a-t-il pas un chaos permanent au fond si chaque nouvelle
génération doit combattre la précédente pour se faire une place ?
b) La souveraineté de Zeus.
– La cosmogonie mythologique s'inscrit dans des interrogations d'ordre moral et judiciaire –
comment les fautes sont-elles payées – et politique, et non des questions physiques,
logiques, descriptives.
L'ordre du monde repose sur la question de la souveraineté : à qui
doit-elle appartenir et pour quoi faire ? La souveraineté, rappelons-le, c'est un pouvoir qui
est tel qu'aucun autre ne peut le borner.
C'est l'enjeu de la guerre des Dieux contre les Titans,
des fils de Chronos contre leur père.
Car Chronos répète l'iniquité d'Ouranos, avec un
déplacement structural intéressant du récit : il doit payer son parricide, et il est averti par
Gaïa qu'il subira le sort qu'il a fait subir à Ouranos.
Mais ce n'est plus dans le ventre de leur
mère que les enfants de Chronos sont emprisonnés : c'est dans le sien propre, parce qu'il les
dévore dès leur naissance.
Rhéa, sœur et épouse de Chronos, accouche en secret de son
dernier-né Zeus, et présente au Titan glouton une pierre emmaillotée dans les langes, qu'il
s'empresse d'avaler.
Zeus, grandissant en force et....
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