Qu'attendons-nous d'une oeuvre d'art ?
Extrait du document
«
Lorsque nous attendons quelque chose d'une autre, nous en faisons le moyen de réaliser des fins qui nous sont propres, nous la considérons comme la
condition nécessaire, sinon suffisante, pour réussir les buts que nous nous sommes assignés.
En posant la question « qu'attendons-nous d'une œuvre d'art
? » nous pouvons être submergés par la multiplicité des réponses qu'elle accepte.
En effet, on peut attendre d'une œuvre d'art qu'elle soit simplement
agréable à regarder, ou bien que sa contemplation nous divertisse de nos préoccupations ; mais nous pouvons également la considérer comme un moyen de
délivrer un message éducatif, ou une connaissance de l'objet ou de l'être représenté.
En vérité, les finalités que l'on peut attribuer à l'art lui-même, et les
buts que nous pouvons chercher à réaliser par le moyen d'une œuvre d'art, sont proprement innombrables.
Un moyen pour nous y retrouver dans cette pluralité de finalités que nous visons à travers une œuvre d'art, est sans doute de nous interroger sur l'élément
en apparence le moins problématique du sujet : le pronom personnel « nous ».
En effet, pour savoir ce que nous attendons d'une œuvre d'art, il est
nécessaire d'identifier ce « nous ».
Connaissant le sujet de l'attente, nous n'en comprendrons que mieux ce qu'il désire atteindre au moyen de l'art.
Dans la Généalogie de la Morale (Deuxième dissertation, « Que signifient les idéaux ascétiques ? », septième paragraphe) Nietzsche distingue clairement
entre le « spectateur » et « l'artiste ».
Le premier est l'amateur des œuvres d'art dont il n'est pas le producteur ; le second est la cause efficiente des
œuvres d'art, qui sont le produit de son agir et l'expression de son intériorité.
Nous reprendrons la distinction Nietzschéenne en nous demandant quels sont les buts recherchés par les spectateurs et les artistes au moyen d'une œuvre
d'art.
I.
a.
L'œuvre d'art, moyen de fins multiples pour le spectateur ?
Le spectateur attend d'une œuvre d'art la réalisation de fins éducatives
Une réponse longtemps donnée à la question « qu'attendons-nous d'une œuvre d'art ? » a été de faire d'une œuvre d'art un instrument éducatif.
Employant le terme « éducation » nous l'entendons dans son sens le plus large : celui qui consiste à faire de l'éducation le moyen de transmettre des
savoirs, aussi bien que des savoirs faire et des savoir être (soit, le comportement attendu par les autres hommes lorsque nous sommes en société).
En
effet, remontant à la pensée A ristotélicienne telle qu'elle s'exprime dans « la Poétique », l'art est un moyen de connaître les objets représentés, il nous
donne accès à une compréhension du général, et non pas seulement du particulier (comme c'est le cas avec le discours de l'historien, par exemple).
Le
spectateur peut donc attendre d'une œuvre d'art qu'elle lui fasse connaître ce qu'elle représente.
Mais l'œuvre d'art peut également être considérée comme
le moyen de fins morales : tel est le cas dans l'esthétique classique (celle du dix-septième siècle) et par exemple dans la pensée d'un auteur comme
Charles Perrault.
C'est ainsi que chez Perrault, dans la préface à ses Contes en vers et en prose, nous trouvons cette métaphore alimentaire qui explique la
capacité d'une œuvre d'art à délivrer un message éducatif, d'autant mieux assimilé par l'enfant que celui-ci est d'abord plus attentif à l'histoire qui lui est
contée : « N'est-il pas louable à des pères et à des mères, lorsque leurs Enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de
tous agréments, de les leur faire aimer, et si cela se peut dire, les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la
faiblesse de leur âge ».
Le spectateur peut donc attendre d'une œuvre d'art qu'elle lui délivre un « savoir » mais aussi un « savoir être ».
b.
Le spectateur attend d'une œuvre d'art qu'elle échappe à ses attentes
Pour répondre à la question qui nous occupe, nous pouvons nous aider de la théorie établie par Jauss dans son ouvrage « Pour une esthétique de la
réception ».
Une notion importante de cette théorie est celle « d'écart esthétique ».
Il s'agit de la distanciation qui existe entre l'attente du lecteur vis à vis
de l'œuvre et l'œuvre elle-même.
Ainsi, nous pouvons dire que le spectateur attend d'une œuvre d'art qu'elle renouvelle son horizon d'attente artistique,
qu'elle échappe à son attente, c'est-à-dire qu'elle se distingue de la production contemporaine ou antérieure qui avait formé le goût du spectateur, modifiant
ainsi ce que les générations suivantes attendront d'une œuvre (et qu'une œuvre d'art véritable, c'est-à-dire, entièrement originale, viendra renouveler à son
tour).
c.
Le spectateur, en attente d'un renouvellement de sa perception du monde
Dans « L'Homme révolté » Albert C amus écrit des pages brillantes qui peuvent nous aider à résoudre le problème qui nous occupe.
En effet, il décrit l'œuvre
d'art comme ce qui substitue à l'expérience humaine de la discontinuité, de l'incompréhension du monde et des lois qui le régissent, une vision ordonnée de
la réalité.
Le roman, par exemple, est une œuvre d'art dont les lois et le fonctionnement sont plus aisément interprétables que ceux de la réalité.
A llant plus
loin nous pouvons même dire que nous attendons d'une œuvre d'art qu'elle nous fasse exercer notre puissance heuristique (notre capacité à déchiffrer les
signes pour atteindre un degré important de compréhension) puissance que nous pourrons utiliser dans la réalité après l'avoir formée dans le monde de l'art.
II.
L'œuvre d'art, fin en soi pour l'artiste ?
a.
L'artiste attend de son œuvre la réalisation d'un conflit intime
Dans Moravagine, Blaise Cendras met en scène un double de lui-même aux tendances extrêmement perverses.
Un ami psychanalyste de cet écrivain (le
docteur Ferral) à déclaré à la lecture du texte : « Vous vous êtes libéré de votre double, alors que la plupart des hommes de lettres restent victimes et
prisonniers du leur (…) ».
C e qu'un artiste attend d'une œuvre d'art, c'est précisément de se libérer de son double, c'est-à-dire d'une somme de
contradictions et de conflits intimes.
b.
L'artiste attend de son œuvre qu'elle le fasse échapper au devenir
Hannah Arendt dans « Condition de l'homme moderne » définit l'œuvre comme l'artefact qui échappe au devenir, c'est-à-dire, comme un artefact pérenne,
par opposition aux productions du travail qui ne visent qu'à la reproduction de l'énergie humaine et sont constamment détruites, puis de nouveau produites,
au cours du cycle ininterrompu de la vie.
Ce qu'un artiste attend d'une œuvre d'art, c'est que son nom, le souvenir de sa propre existence, acquiert la
pérennité qui est la caractéristique intrinsèque de l'œuvre d'art.
En d'autres termes, l'artiste attend de son œuvre l'immortalité.
c.
L'artiste attend de son œuvre l'expérience du bonheur
Mais par delà cette finalité distincte du processus de production, l'artiste attend de son œuvre une expérience concomitante à la création elle-même.
Tributaires de la tradition romantique, où l'art apparaît comme l'expression d'une souffrance dans la souffrance, nous avons tendance à oublier que la
pratique de l'art, pour l'artiste, peut être synonyme de bonheur.
C 'est ainsi que pour Giacomo Casanova (auteur de Mémoires intitulées : « Histoire de ma
vie ») le travail de l'écriture est concomitant d'une expérience renouvelée du bonheur.
Non seulement l'œuvre en création est source de bonheur, mais
l'effort de remémoration pour la produire est également capable de susciter la félicité.
L'artiste attend donc de son œuvre, lorsqu'il la produit, l'expérience du
bonheur.
Conclusion :
La réponse à la question « Qu'attendons-nous d'une œuvre d'art ? » dépend absolument de la manière dont nous entendons ce « nous ».
Le spectateur
attend de l'art la réussite de buts variés (connaître, éduquer, comprendre le monde) alors que l'œuvre d'art est moins le moyen de fins extérieures qu'une fin
en soi pour l'artiste : elle lui permet de résoudre ses conflits intimes, sinon d'éprouver du bonheur à l'heure de la création..
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