Pourquoi désirer ce dont on a pas besoin?
Extrait du document
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Le désir se définit comme un mouvement qui nous porte vers un objet que l'on se représente comme une source de satisfaction.
On peut considérer que le
désir comporte donc un point commun avec le besoin, car le besoin vise également un objet qui apporte une satisfaction (la satiété dans le cas de la faim).
Pourtant le désir se différencie du besoin au sens où l'obtention de l'objet désiré ne comble pas le désir, qui renaît aussitôt.
On peut donc se demander si ce
n'est pas l'essence même du désir, c'est-à-dire son caractère inextinguible, qui le pousse à convoiter sans cesse de nouveaux objets, et notamment ceux
dont nous n'avons pas besoin.
Mais le désir n'est pas nécessairement voué à destiner aveugle, car il peut être éduqué par la raison, qui permet à l'homme
d'orienter le désir vers des objets ayant réellement de la valeur.
En ce sens, le fait de désirer ce dont on n'a pas besoin serait assimilable à l'ignorance de
notre véritable bien.
L'homme véritablement guidé par la raison ne désirerait que ce qui est véritablement un bien pour lui, et non des objets superflus.
Mais
peut-on pour autant considérer que ces objets véritablement bons seraient assimilables à l'objet du besoin ? Une telle assimilation manquerait la valeur
propre du désir, qui consiste dans le fait qu'il vise davantage l'ouverture à l'altérité en tant que telle qu'un objet particulier.
En ce sens on peut considérer
que si le désir se porte vers ce dont on n'a pas besoin, c'est justement parce que contrairement au besoin il ne vise pas l'assimilation de son objet mais
l'ouverture à l'altérité.
I.
Le désir étant essentiellement insatisfaction, il ne peut se satisfaire d'aucun objet.
C'est ce qui nous porte à désirer
ce dont on n'a pas besoin.
Si le désir ne prenait pour objet que ce dont on a besoin, il serait extinguible et se rapprocherait en ce sens du
besoin.
Mais comme le rappelle Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation, livre IV, § 57, le
désir est infini, au sens où il est insatiable, puisque dès qu'il s'est saisit de son objet, le manque d'un autre objet se fait
ressentir.
Le satisfaire revient donc à faire l'aumône à un mendiant pour lui permettre de poursuivre son calvaire un peu
plus longtemps.
Et cela est d'autant plus vrai que la satisfaction du désir elle-même produit immédiatement l'ennui.
Ainsi, la vie de l'homme qui s'abandonne à son désir oscille comme un pendule de la douleur de désirer à l'ennui d'avoir
son désir satisfait.
Il semble donc que si l'on désire ce dont on n'a pas besoin, c'est parce qu'il est de l'essence du
désir de ne pouvoir être satisfait et de poursuivre sans cesse de nouveaux objets.
Ce n'est donc pas en vertu d'un
choix que le désir se porte vers des objets dont l'homme n'a pas besoin, mais en raison du caractère à la fois insatiable
et aveugle du désir.
On peut même penser que si l'essence du désir est de ne pouvoir être comblé, les objets sur
lesquels il se portera seront prioritairement ce qui ne peuvent produire une satisfaction durable, donc ce dont on n'a
pas réellement besoin.
II.
C'est par ignorance que l'on désire ce dont on n'a pas besoin.
On peut se demander dans quelle mesure Schopenhauer ne manque pas l'essence du désir en le rabattant sur le
besoin.
En effet le propre du besoin est qu'il s'impose à l'homme, qui le subit comme une passion.
Or Spinoza fait
remarquer dans la troisième partie de l'Ethique que le désir a une dimension
active.
Selon Spinoza, tout homme est animé par une force vitale, le conatus, qui le
pousse s'inscrire dans l'existence.
Le désir qui nous pousse à rechercher certains objets n'est que l'expression de
cette force, et la conscience que l'on a d'être animé de cette force.
Spinoza reconnaît que cette force peut être dirigée
de l'extérieur à s'orienter vers certains objets, notamment vers des objets superflus, dont on n'a pas besoin et qui ne
sont pas de véritables biens pour l'homme.
En effet comme Spinoza le rappelle dans la partie IV de L'éthique, l'homme
est une partie de la nature, et est donc en ce sens soumis aux passions.
Mais pour toutes les actions auxquelles nous
sommes déterminés par une affection qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans elle par la raison.
Mais
par l'exercice de la raison, on peut transformer cette passion en action, en cessant d'être attiré aveuglément par tels
ou tels objets, mais en les poursuivant en connaissance de cause.
En suivant notre raison, nous pouvons donc guider
notre désir, qui cesse par là même de poursuivre aveuglément de faux bien.
C'est donc seulement par ignorance,
lorsque l'on n'est pas guidé par la raison, que le désir poursuit ce dont nous n'avons pas besoin.
III.
Si le désir poursuit ce dont nous n'avons pas besoin, c'est qu'il ne désire pas consommer son objet mais s'ouvrir à
l'altérité comme telle.
La conception de Spinoza ne réduit pas le désir au besoin, car elle reconnaît que l'homme ne subit pas
passivement ses désirs, mais en est à la source, quand il fait un bon usage de sa raison.
Néanmoins, que le désir se
laisse entièrement guider par la raison, ne signifie pas qu'il vise ce dont l'homme a besoin.
En effet si tel était le cas, il
serait incapable de nous ouvrir sur une réalité qui nous dépasse.
Or le propre du désir est bien d'ouvrir le sujet sur
l'extérieur, parce qu'il ne vise pas la possession de tel objet particulier, mais l'ouverture en tant que telle.
C'est ce que Platon exprime dans Le Banquet par
la voix de Diotime.
En expliquant à Socrate ce qu'est l'amour, Diotime explique du même coup ce qu'est le désir.
L'amour dit Diotime, doit s'éduquer.
On
commence par aimer les beaux corps, puis les belles activités, puis les âmes des gens qui pratiquent ces activités, puis le Beau en lui-même.
Aimer c'est
donc non pas aimer telle chose particulière, mais ce qui est aimable en soi.
Or ce qui est aimable en soi, Diotime le décrit comme un océan de beauté.
Parler
d'un océan de beauté, c'est parler d'un objet qui ne se laisse pas circonscrire, parce qu'il dépasse ce que l'homme peut s'approprier (on peut attraper
quelques décilitres d'eau dans un verre, pas l'océan).
Le désir est au fond la dynamique même de l'amour, il vise non pas un objet particulier, mais
l'ouverture à une réalité qui me dépasse.
Cette réalité que Platon décrit comme le Beau en soi, peut être aussi autrui, car autrui ne peut justement pas être
saisi comme une chose.
Dans ce sens, si nous désirons ce dont nous n'avons pas besoin, c'est parce qu'il est de l'essence du désir d'ouvrir l'homme à
l'altérité, et non de le pousser à consommer son objet.
Conclusion
Le propre du désir est d'être inextinguible, c'est-à-dire de ne pouvoir être véritablement apaisé par aucun objet.
Il semble donc que c'est l'essence
même du désir qui nous pousse à désirer ce dont nous n'avons pas besoin.
En effet si le désir ne désirait que ce dont il a besoin il serait extinguible et se
confondrait avec le besoin.
Mais on peut éclairer l'impulsion du désir en faisant usage de notre raison et se détourner par là de bien qui ne sont
qu'apparents.
Pourtant si cet usage de la raison peut nous arracher aux mirages que peuvent exercer des objets superflus et sans valeur, cela ne veut pas
dire que l'objet qui a véritablement de la valeur pour le désir soit celui qui peut apaiser un besoin de l'homme.
En effet le désir ne vise pas fondamentalement
sa propre satisfaction, mais l'ouverture à l'altérité.
En ce sens, si le désir vise ce dont on n'a pas besoin, ce n'est pas au sens où cet objet serait superflu,
mais au sens où il est inassimilable, non consommable..
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