Pour être raisonnable, devrions nous faire taire nos désirs?
Extrait du document
«
1.
La franchise de Calliclès
Dans le Gorgias de Platon, Socrate félicite le sophiste Calliclès en ces termes : «La franchise de ton exposé,
Calliclès, dénote une belle crânerie : tu dis nettement, toi, ce que d'autres pensent mais ne veulent pas dire [...].
Tu soutiens qu 'il ne faut pas gourmander ses désirs, si l'on veut être tel qu 'on doit être, mais les laisser grandir
autant que possible et leur ménager par tous les moyens la satisfaction qu'ils demandent et que c'est en cela que
consiste la vertu.- (Trad.
Chambry, CF., p.
236).
La théorie la plus classique qui définit la liberté comme absence de contraintes et libre jeu des passions est celle de
Calliclès, sophiste du ive siècle av.
J.C., adversaire acharné de Socrate.
Définissant l'impossibilité du bonheur dans
l'état de servitude et d'esclavage à l'égard d'un autre ou des autres, il préconise la culture des passions et des
désirs que l'on doit multiplier et accroître en nombre et en intensité pour les satisfaire lorsqu'ils atteignent leur plus
haut degré.
Si la répression et la maîtrise de ses instincts, volontés, désirs, pulsions de vie engendrent tristesse et
douleur, l'épanouissement et le plein éclat des forces de vie, ainsi que de notre puissance, nous réalisent dans le
plaisir et la volupté.
Cette culture de la force vitale est un art véritable, réservé à peu de gens.
L'opprobre général
auquel un tel mode de vie donne lieu l'atteste largement.
Les disciples d'Epicure n'ont-ils pas été par la suite traités
de pourceaux ? Notre lâcheté et notre faiblesse nous font préférer la tempérance, la mesure et la justice.
Pour
quelques caractères d'exception qui en ont le courage et la force, la liberté consiste à vivre dans le luxe,
l'incontinence et les passions démesurées.
Ainsi pour Calliclès :
a) En un sens, les hommes ne souhaitent pas renoncer à leurs désirs.
Tous ne l'avouent pas.
Certains affirment
même le contraire.
C'est que, «ne pouvant fournir à [leurs] passions de quoi les contenter, [ils font] l'éloge de la
tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté ».
Ils ont honte, ils veulent «cacher leur propre
impuissance» {ibid., p.
235).
Calliclès, lui, ne se contente pas de souhaiter vaguement une satisfaction de ses désirs.
Il souligne qu'il faut «en
être capable [...] par son courage et son intelligence », il faut avoir la force «de remplir fous ses désirs à mesure
qu'ils éclosent ».
b) On ne doit alors ni renoncer à ses désirs ni même simplement souhaiter les satisfaire ; on doit, pour être heureux,
les satisfaire vraiment : c'est un idéal conforme à «la loi de la nature» (ibid., p.
225).
«Le luxe, l'incontinence et la
liberté, quand ils sont soutenus par la force, constitue la vertu et le bonheur» {ibid., p.
236).
L'intempérance est la
vertu des forts, la tempérance celle des faibles.
c) Enfin, tous les désirs devraient être satisfaits.
Calliclès n'en exclut aucun.
C'est la morale des faibles, «toutes ces
belles idées, ces conventions contraires à la nature » qui introduirait une opposition entre les désirs légitimes et
ceux qui ne le sont pas.
Selon Calliclès il serait donc totalement déraisonnable de renoncer à ses désirs.
Mais qu'objecter à sa thèse ?
2.
Satisfaire, maîtriser ou renoncer à ses désirs ?
a) Objections de Socrate à Calliclès
Socrate, dans le dialogue platonicien, interroge le sophiste à sa façon, avec l'ironie qui
invite à approfondir l'examen du problème.
S'il faut manger quand on a faim, se désaltérer quand on a soif, et s' «il faut avoir tous
les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour être heureux »,
comme l'affirme Calliclès, on en vient à poser que «c'est vivre heureux quand on a la
gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter»
(ibid., p.
238).
Autrement dit, selon Socrate, on ne doit pas mettre tous les désirs sur le même plan.
L'agréable n'est pas forcément bon, il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais.
N'est
souhaitable et raisonnable que la satisfaction de certains désirs.
Plus précisément, souhaiter satisfaire certains désirs, nos passions par exemple, c'est
ignorer qu'une telle satisfaction est impossible.
Il y a des désirs sans limite, insatiables,
qu'on ne peut pas plus contenter qu'on ne peut «remplir des tonneaux percés avec un crible troué de même» (ibid.,
p.
237).
Celui qui ne renonce pas au désir de satisfaire tous ses désirs, loin d'être heureux, est un être
déraisonnable, un insensé perpétuellement tourmenté, qui mène «une existence inassouvie et sans frein ».
A une telle existence, Socrate préfère «une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte ».
Une vie raisonnable.
b) Un idéal moral : limiter ses désirs.
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