Plotin, Ennéades I, 6, § 2, Du Beau
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Philosophe né et formé à Alexandrie est à la croisée des cultures grecque et orientale. Les Ennéades se présentent comme des commentaires des auteurs grecs, Aristote et Platon. Mais les écrits de Plotin sont aussi fortement marqués par la mystique orientale, qu'il a cherché à mieux connaître en s'engageant dans les expéditions de Gordien en Orient. La philosophie de Plotin repense ainsi la philosophie platonicienne dans une mystique cohérente et originale.
«
« C omment les beautés de là-haut et celles d'ic i sont-elles les unes et les autres des beautés ? C 'est disons-nous parce qu'elles participent à une idée.
C ar toute chos e privée de forme et des tinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine tant qu'elle n'a part ni à une raison ni
à une forme ; et c'est là l'abs olue laideur.
L'idée ordonne en les combinant les parties multiples dont un être es t fait ; elle les réduit en un tout convergent et
crée l'unité en les accordant entre elles, parce qu'elle même est une et parce que l'être informé par elle doit être un autant qu'une chose composée de
plusieurs parties peut l'être.
» (Plotin, Ennéades I, 6, § 2, Du Beau.)
a) Présentation du texte
L'oeuvre de P lotin (ses cours pris à la dic tée par son disciple Porphyre et publiés) comprend 54 traités qui sont réunis en six Ennéades, c'est-à-dire
groupes de neuf traités.
Notre texte, extrait du sixième traité de la première Ennéade, D u Beau, nous donne le thème essentiel de l'esthétique plotinienne.
Il
ne peut se comprendre pleinement qu'à partir de l'oeuvre de P laton, d'A ristote, des stoïciens dont P lotin fait une synthèse personnelle.
(N'oubliez pas que
P lotin, 204-269, enseigne au trois ième sièc le après Jésus-C hrist.)
b) C ommentaire détaillé
...
Les beautés de là-haut et celles d'ici...
L'opposition de l'ici et du là-haut est un thème fondamental de la philos ophie plotinienne.
P our P lotin la source
suprême de l'Être, l'un ineffable, se répand de lui-même, engendre d'autres êtres, s e dégrade finalement dans les ténèbres de la matière, du multiple.
P ourtant, lorsque l'un s'est dispersé, obsc urci, abîmé dans le multiple, le multiple aspire à reconquérir l'unité, à s'éclairer et se reposer en s a s o u r c e
sublime.
A u mouvement de procession (de là-haut jus qu'ici bas ) répond l'élan de c onversion (d'ici-bas vers là-haut) par lequel l'âme, tombée dans le corps,
obscurcie dans le mal va se reprendre et tenter de s'élever jusqu'au princ ipe originel.
Le monde d'ici-bas n'est pas totalement coupé des principes du
monde supérieur.
Il y a des beautés sensibles comme il y a des beautés intelligibles.
Les beautés sensibles sont le reflet des beautés intelligibles.
Le
monde supérieur est encore présent et déchiffrable dans la beauté s ensible d'un corps mortel.
...
Les beautés sont telles parce qu'elles participent à une idée.
L'architecture, dira magnifiquement Plotin au paragraphe 3 de ce même traité, c'est ce qui
reste de l'édifice, la pierre ôtée.
Si la maison est belle, « c 'est que l'être extérieur de la maison, si on fait abstraction des pierres, n'est que l'idée intérieure,
manifestant dans la multiplic ité s on être indivisible ».
La beauté c 'est la présence de l'Idée.
L'influence de P laton est ici éclatante.
Les questions que se
pose P lotin au début de s on traité (« Q u'est-ce qui fait que la vue se représente la beauté dans le corps ? ...
Pourquoi tout ce qui s e rattache immédiatement
à l'âme es t-il beau ? Es t-ce d'une seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles ou bien y a-t-il une beauté différente dans les corps et
dans les autres êtres ? Et que sont c es beautés ou bien qu'est cette beauté ? ») sont les questions mêmes que posait Platon dans Hippias majeur.
Les
solutions de P lotin s'inspirent directement de c e que dit P laton dans le Banquet et dans l e P hèdre.
L'enseignement fondamental de P laton c'est que la
beauté sensible vient de la partic ipation à une idée, que l'âme reconnaît et aime cette beauté parce qu'elle s e souvient des idées.
Dans le Phèdre, Platon
raconte que chaque âme humaine est c omme un cocher qui conduit deux chevaux, l'un doux et docile, l'autre brutal et insoumis.
Jadis, dans le ciel, les âmes
ont suivi le cortège des dieux et ont pu contempler par instants , malgré la turbulence du mauvais cheval, le séjour lumineux des pures essences : la justice
en soi, la science parfaite.
Entraînées par le mauvais cheval, les âmes retombent s ur la terre et entrent dans la prison d'un corps.
P ourtant elles gardent un souvenir obscur du monde des idées et conservent le pouvoir de s aisir des concepts , de s'élever de la multiplicité des sensations
à l'unité rationnelle de l'idée générale.
C 'est le s pectacle de la beauté sensible, sur cette terre qui est le plus propre, selon P laton à réveiller les âmes , à leur
restituer le souvenir de la beauté absolue à laquelle elles ont été initiées avant leur incarnation.
T oute chose privée de forme reste laide.
Il n'y a de beauté que par la présence d'une idée dans la matière.
Mais cette présence est maintenant traduite en
termes aristotéliciens.
Le concept platonicien de participation est ici remplacé par le c oncept aristotélicien d'information.
C omme l'écrit très pertinemment
Émile Bréhier, « la participation équivaut à l'information de la matière par la forme ; et c'est là le langage non plus de Platon mais d'A ristote, par lequel
P lotin, dans toute c ette partie, est visiblement s éduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des chos es sensibles ».
L'absolue laideur
L'absolue laideur c'est la privation de forme.
P as plus qu'il n'y a pour P lotin une positivité du mal, il n'y a aucune positivité de la laideur.
La notion de valeur
négative, la notion de « grandeur négative » que Kant en 1763 proposera à la réflexion des philosophes est absente dans l'optimisme mystique de P lotin.
Gardons-nous de voir dans la distinction plotinienne de l'au-delà et de l'ici bas un dualisme d'essence gnostique, manichéenne.
Plotin lui-même a tenu à
écrire un traité contre les sectes gnostiques.
Il n'y a pas pour lui un monde du mal rival du monde du bien, le mal n'est pas chez P lotin une substance
positive, qui serait dans son ordre propre, en lutte avec le bien : « Le mal n'est que l'amoindrissement de la sagess e et une diminution progres sive et
continuelle du bien », le mal n'est pas une substance originale il n'est recherc hé par ses adeptes que pour le reflet du bien qui brille encore faiblement en lui.
N'oublions pas que c'est la lecture de P lotin qui arrachera un jour le jeune A ugustin à ses illusions dualistes manichéennes.
La laideur que d'autres décrivent comme une ess ence pos itive (tout récemment François M auriac dis ait dans ses M émoires intérieurs, d'une de ses grandsmères qu'elle gardait dans sa vieilless e des restes éclatants de laideur!) n'est qu'une abs ence de beauté, qu'un raté de la beauté.
La laideur ne se définit
qu'à partir de la beauté dont elle est l'obscurcissement, dont elle représente le point extrême d'éparpillement, de dégradation où la « diffusion » de l'Un
s'anéantit.
Là où toute beauté a disparu — c 'est-à-dire là où l'U n cesse de faire s on oeuvre — c 'est l'être même qui est anéanti.
P arce qu'il n'y a d'être que
par l'un, parce que la beauté c'est l'unification même rendue sensible aux yeux, la laideur n'est qu'unification incomplète, être amoindri.
Si l'abs olue laideur
est la privation de toute raison et de toute forme, l'absolue laideur, c 'est le néant.
L'idée ordonne en les combinant les parties multiples
O n trouvait déjà chez les Stoïciens l'affirmation que la beauté est harmonie et symétrie.
P lotin au début de son traité du beau, rappelle que « la beauté
visible es t une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l'ens emble ».
M ais la doctrine stoïcienne est insuffis ante car elle ne
semble pas rec onnaître dans les divers ordres de beauté la hiérarchie as cendante que P laton, lui, ajustement affirmée.
La symétrie toute seule ne fait pas la
beauté (quelle symétrie dans la beauté de l'éclair qui brusquement trans perce la nuit ?).
C e qui fait la beauté c'est la présence de l'idée, et c'est cette idée
trans cendante qui donne leur beauté aux êtres c omposés en leur imposant son unité.
L'être informé par l'idée doit être un, autant qu'une chos e composée de plusieurs parties peut l'être.
L'U n est pour Plotin la réalité suprême, le véritable
Dieu.
L'Un n'est point l'Etre mais plutôt la source ineffable de tout l'Être.
I l est toutes c h o s e s et il n'est aucune de c e s c h o s e s .
I l est ce dont toute
existence, toute vie, toute valeur émane mais lui-même est tel qu'on n'en peut rien affirmer, ni la vie, ni l'es sence, mais il est supérieur à tout et source
absolue de tout.
L'Un es t ce par quoi tous les êtres sont (à des degrés divers de plénitude ontologique et par là même de beauté).
« Il y a santé lorsqu'il y a
unité de coordination dans le corps, beauté lorsque l'unité tient unies les parties, vertu dans l'âme lorsque l'union de ses parties va jusqu'à l'unité et à
l'accord.
» De chaque être on peut dire que « moins il est moins il a d'unité, plus il est plus il a d'unité », les degrés de beauté, parce qu'ils sont des degrés
dans la réalisation de l'unité mesurent en même temps le degré de plénitude ontologique.
c) C onclusion
L'esthétique de P lotin qui retient l'ess entiel de l'enseignement platonicien est une es thétique métaphysique.
Les beautés s ensibles ne sont telles que par
participation à l'Idée, présente à un degré plus élevé dans les beautés intelligibles .
Il n'y a pas d'autonomie de la beauté par rapport à la vérité (le beau est
la splendeur du vrai) ni par rapport à l'Être (l'unité qui fait la beauté est aussi ce qui structure les êtres)..
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