Platon: L'homme est-il la mesure de toute vérité ?
Extrait du document
«
"Protagoras:
— Car j'affirme moi, que la vérité est telle que je l'ai définie, que chacun de nous est
la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas, mais qu'un homme diffère infiniment
d'un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci et
autres à celui-là.
Quant à la sagesse et à l'homme sage, je suis bien loin d'en nier
l'existence; mais par homme sage j'entends précisément celui qui changeant la
face des objets, les fait apparaître et être bons, à celui à qui ils apparaissaient et
étaient mauvais.
Et ne va pas de nouveau donner la chasse aux mots de cette
définition; je vais m'expliquer plus
clairement pour te faire saisir ma pensée Rappelle-toi, par exemple, ce qui a été dit
précédemment, que les aliments paraissent et sont amers au malade et qu'ils sont
et paraissent le contraire à l'homme bien portant.
Ni l'un ni l'autre ne doit être
représenté comme plus sage — cela n'est même pas possible — et il ne faut pas
non plus soutenir que le malade est ignorant, parce qu'il est dans cette opinion, ni
que l'homme bien portant est sage, parce qu'il est dans l'opinion contraire.
Ce qu'il
faut, c'est faire passer le malade à un autre état, meilleur que le sien."
Platon, Le Théétète, trad.
E.
Chambry, Carnier-Flammarion
Ce que défend ce texte:
Cet extrait du dialogue de Platon intitulé Théétète pose un redoutable problème concernant la valeur et le statut de la
vérité.
Protagoras est un célèbre sophiste qui développe devant Socrate l'argumentation suivante: « chacun de nous est la
mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas».
Cette thèse est souvent résumée par la formule plus brève : «l'homme
est la mesure de toute chose.»
Protagoras nie, dans cette perspective, le fait que ce qu'on appelle la vérité soit un ensemble de jugements qu'on
puisse «universaliser», c'est-à-dire faire admettre à tous, sans exception.
La vérité, selon lui, est propre à chacun,
chacun la définissant différemment, et il y a autant de vérités qu'il y a d'individus.
Sa thèse repose sur la constatation suivante : nous voyons bien que les choses paraissent souvent différentes d'un
homme à l'autre.
Ainsi pour l'un le bonheur paraît se trou-ver dans la satisfaction des plaisirs, pour l'autre dans la
pratique de la vertu, etc.
Or, en général, nous opposons l'être, c'est-à-dire ce qu'est une chose véritablement, et le paraître (ce qu'elle nous
paraît être, sans garantie qu'il s'agisse là de la vérité).
Protagoras affirme ici qu'il faut confondre et identifier l'être et le
paraître.
Autrement dit «les choses sont et paraissent» différentes en fonction des hommes, sans que l'on puisse dire
que l'un est plus dans le vrai que l'autre.
Si être et paraître deviennent la même chose, il y a, en effet, autant de vérités qu'il y a d'opinions et de saisies
subjectives des choses.
Protagoras soutient donc l'idée que les choses sont ce qu'elles paraissent, et comme elles
paraissent différentes à chacun, il y a autant de vérités qu'il y a d'individus.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Protagoras s'oppose au projet platonicien de dégager des vérités absolues et universelles qui échappent au relativisme
de l'opinion.
Un tel relativisme est, en effet, pour Platon, la ruine même de l'idée de vérité, car la vérité est une, ou elle
n'est pas la vérité.
Celui qui parvient à atteindre la vérité dans son universalité ne mérite-t-il pas d'ailleurs,
traditionnellement, le nom de Sage ?
Protagoras propose ici une autre définition de la sagesse.
Il ne remet certes pas en cause l'existence des sages («
Quant à la sagesse et à l'homme sage, je suis bien loin d'en nier l'existence») mais en donne une nouvelle définition.
«Par homme sage j'entends précisément celui qui, changeant la face des objets, les fait apparaître et être bons.» Que
veut-il dire ici?
Pour le sophiste, le sage ne se définit pas par opposition à l'ignorant, puisque dans cette nouvelle conception il n'y a
plus d'ignorants, mais se caractérise par sa capacité à faire paraître bonnes des choses qui apparaissaient mauvaises à
certains.
L'expression «changer la face des objets» signifie alors être capable de modifier la perception que nous pouvons avoir
de certaines choses dans le sens du bien.
Ainsi entendu, le sage est celui qui par la magie de son langage, nous fait
voir différemment les choses, et c'est là tout l'art des sophistes.
Les sophistes étaient, en effet, habiles dans l'art de
la rhétorique, c'est-à-dire dans l'art d'embellir le monde par leurs belles paroles.
Mais le sage dont il est question, c'est
aussi le médecin qui, en soignant le malade, rend meilleures les choses mauvaises, à sa façon, c'est-à-dire, ici, l'état
du corps.
Ce dernier exemple est d'ailleurs repris par Protagoras qui nous livre du même coup le modèle de référence sur lequel
s'appuie sa conception de la vérité : chez un malade, une personne grippée par exemple, qui a perdu le sens de
l'odorat et le goût des aliments, ceux-ci lui paraîtront fades et sans saveur et même amers.
Ils paraîtront tout le
contraire à l'homme bien portant.
Ni l'un ni l'autre, pourtant, en fonction de la théorie précédente, ne peut être situé davantage que l'autre dans le
«vrai» puisque l'être s'identifie au paraître.
Nous pouvons tout au plus soutenir que ce qu'il faut faire, c'est guérir le
malade et le faire passer à un meilleur état.
Mais, pris chacun dans leur état respectif, ni l'homme sain ni le malade ne.
»
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