Platon: Le beau est-il universel ?
Extrait du document
«
Diotime : « Celui qu'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir
contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme
suprême, verra soudain une beauté d'une nature merveilleuse, beauté éternelle,
qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni
diminution, beauté qui n'est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un
temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel
lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui ne se
présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une
forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, [...] la vraie
voie de l'amour, qu'on s'y engage de soi-même ou qu'on s'y laisse conduire, c'est
de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté
surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à
tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles
sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la
science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu'il est en soi.
»
Platon, Le Banquet, trad.
E.
Chambry, Flammarion
Ce que défend ce texte:
Cet extrait du Banquet de Platon s'ouvre sur le discours de Diotime, prêtresse (sans doute imaginaire) de Mantinée, qui
doit révéler à Socrate les mystères de l'amour.
Le terme « mystère » doit d'ailleurs être pris ici au sens fort car cette
scène évoque ce genre d'initiation que les Grecs connaissaient, comme dans les mystères d'Éleusis par exemple, où les
initiés parvenaient finalement à une ultime révélation et contemplation mystique après toute une série d'étapes
préparatoires.
Toutefois, malgré le parallèle sur lequel joue Platon dans cette scène, il ne s'agit pas ici d'une révélation
mystique mais d'un mouvement graduel et philosophique (ou « dialectique ») vers l'Idée du Beau, dans toute sa pureté.
Ce mouvement doit nous révéler qu'à son stade ultime, l'amour aboutit à la contemplation de cette Idée.
L'amoureux
est, en définitive, toujours amoureux du Beau absolu, à travers l'attraction qu'il éprouve pour ses incarnations
sensibles, que ce soit la beauté des corps, des âmes ou des connaissances, et où il ne perçoit encore que
confusément la splendeur de l'Idée qui se révèle dans tout son éclat hors de toute participation à la matière.
Ces
derniers exemples forment d'ailleurs les degrés successifs qui nous rapprochent progressivement de l'Idée pure : « la
vraie voie de l'amour [...] c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle
en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis
des belles actions aux belles sciences ».
L'amoureux qui atteindra cette Idée est donc celui qui s'affranchira
graduellement de sa participation à la singularité des corps sensibles et l'embrassera dans toute sa généralité, avec à
chaque fois plus d'ampleur et à un niveau toujours plus abstrait.
C'est pourquoi l'amour des belles sciences, qui vient
après celui des beaux corps est un progrès vers la connaissance de l'Idée, puisque les sciences sont intelligibles et
moins incarnées dans la matière que les corps.
Le dernier degré de l'amour, celui que peut atteindre par exemple le philosophe, amoureux du Bien et du Beau, puisque
son titre signifie précisément « amoureux de la sagesse », est celui où l'on pourra enfin contempler le Beau dans toute
sa pureté intelligible.
Cette dernière expression signifie que cette contemplation se fera non pas avec l'oeil mais avec
l'esprit ou, comme l'écrivait Platon, avec l'intelligence ou « oeil de l'esprit ».
Il contemplera alors une réalité qui ne
possède aucun des caractères de la matière sensible, une « beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un
visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle ».
Elle ne se présentera pas même « comme un
raisonnement, ni comme une science », lesquels, malgré leur abstraction, restent encore trop pris dans le domaine du
sensible auquel ils se réfèrent.
Cette beauté, purement intelligible, nous permet enfin de sortir de la relativité des
jugements que ses incarnations sensibles suscitaient auparavant.
Alors que la beauté des corps est toujours relative à
ce à quoi on la compare, comme l'avait montré le dialogue de Platon intitulé Hippias (la beauté d'un humain est relative
à celle d'autres humains et inférieure à celle d'une déesse), il se trouve aussi toujours des personnes pour affirmer laid
ce qu'une autre trouvera beau.
Or, la beauté intelligible échappe à cette relativité car elle n'est pas matérielle : «
beauté qui n'est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport,
laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ».
On dira alors qu'elle
n'est pas relative mais absolue.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Ce discours de Diotime décrit une expérience qui n'est pas sans rappeler l'ascension de l'esprit vers l'Idée du Bien que
décrivait Platon dans l'allégorie de la caverne.
Or, il ne s'agit pas seulement d'une analogie car, pour Platon, le Bien,
réalité suprême, est aussi le Beau, ce qui signifie que le Beau est la splendeur du Bien.
Derrière cette conception se
cache l'idée que la beauté existe de manière absolue et qu'elle n'est pas qu'une simple affaire de goût subjectif.
Aussi,
ce texte s'oppose aux mêmes penseurs déjà mis en cause dans l'allégorie de la caverne, à tous ceux qui, comme
Protagoras, font de l'homme la mesure de toute chose, y compris pour les jugements portant sur le beau.
La doctrine
de Platon est à rapprocher de la conception très mathématique que les Grecs se faisaient de la beauté, considérée
comme règle de juste proportion « objectivement » formulable selon des lois mathématiques purement intelligibles.
Toutefois, Platon va encore plus loin, car nous pouvons ne pas être tous d'accord sur la valeur esthétique de
l'harmonie qui se dégage de la forme d'un objet sensible.
Ici, Diotime dépasse la référence même à toute réalité.
»
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