Platon: la science est-elle la sensation ?
Extrait du document
«
N'arrive-t-il pas quelquefois qu'exposés au même vent, l'un de nous a froid, et l'autre,
non ; celui-ci légèrement, celui-là violemment ? En ce cas, que dirons-nous qu'est le
vent pris en lui-même, froid ou non froid ? Ou bien en croirons-nous Protagoras et
dirons-nous qu'il est froid pour celui qui a froid, et qu'il n'est pas froid pour celui qui n'a
pas froid ? [Mais dans ce cas,] il n'y a rien qu'on puisse dénommer ou qualifier de
quelque manière avec justesse.
Si tu désignes une chose comme grande, elle apparaîtra
aussi petite, et légère, si tu l'appelles lourde, et ainsi du reste [...]
Dans ce passage du Théétète, l'entretien porte sur la nature de la science.
Alors que
Théététe vient de défendre sa position - "la science n'est pas autre chose que la
sensation"- Socrate lui répond que cette affirmation est semblable à celle de
Protagoras, célèbre sophiste, pour qui "l'homme est la mesure de toute chose".
Problématique.
Le point de départ de Théétète : la science n'est rien d'autre que la sensation.
Autrement dit, à chacun sa vérité,
chacun a le droit de penser que le vent est chaud ou froid.
Socrate le suit alors sur cette logique, pour aboutir à un
résultat absurde : s'il en est ainsi, on ne peut rien dire du tout de quoi que ce soit, puisqu'une chose peut être à la
fois grande et petite, légère et lourde.
Ce passage constitue donc une réfutation de l'empirisme et du relativisme.
Pour connaître, il faut dépasser et la sensation et l'opinion subjective, il faut parvenir à l'objectivité de la vérité.
Enjeux.
Les caractéristiques retenues par Socrate (le chaud, le lourd) sont précisément des valeurs relatives à
l'observateur.
Mais ce n'est pas un argument contre la thèse de Socrate, puisque le vrai problème, celui qui sera
posé et résolu par la physique moderne, consistera à s'émanciper de ces caractères relatifs pour penser la notion de
chaleur ou de masse, donnant ainsi raison à Socrate : il n'y a pas de contraire de la chaleur comme il n'y a pas de
corps légers, mais seulement des corps de moindre masse.
Le sophiste Protagoras, écrit Diogène Laerce « fut le premier qui déclara que sur toute chose on pouvait faire
deux discours exactement contraires, et il usa de cette méthode ».
Selon Protagoras, « l'homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont en tant qu'elles sont, de celles qui ne
sont pas en tant qu'elles ne sont pas » Comment doit-on comprendre cette affirmation ? Non pas, semble-t-il, par
référence à un sujet humain universel, semblable en un sens au sujet cartésien ou kantien, mais dans le sens
individuel du mot homme, « ce qui revient à dire que ce qui paraît à chacun est la réalité même » (Aristote, «
Métaphysique », k,6) ou encore que « telles m'apparaissent à moi les choses en chaque cas, telles elles existent
pour moi ; telles elles t'apparaissent à toi, telles pour toi elles existent » (Platon, « Théétète », 152,a).
Peut-on soutenir une telle thèse, qui revient à dire que tout est vrai ? Affirmer l'égale vérité des opinions
individuelles portant sur un même objet et ce malgré leur diversité, revient à poser que « la même chose peut, à la
fois, être et n'être pas » (Aristote).
C'est donc contredire le fondement même de toute pensée logique : le principe
de non-contradiction., selon lequel « il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en
même temps, au même sujet et sous le même rapport ».
Or, un tel principe en ce qu'il est premier est inconditionné
et donc non démontrable.
En effet, d'une part, s'il était démontrable, il dépendrait d'un autre principe, mais un tel
principe supposerait implicitement le rejet du principe contraire et se fonderait alors sur la conséquence qu'il était
sensé démontrer ; on se livrerait donc à une pétition de principe ; et d'autre part, réclamer la démonstration de
toute chose, et donc de ce principe aussi, c'est faire preuve d'une « grossière ignorance », puisqu'alors « on irait à
l'infini, de telle sorte que, même ainsi, il n'y aurait pas démonstration ».
C'est dire qu' « il est absolument impossible
de tout démontrer », et c ‘est dire aussi qu'on ne peut opposer, à ceux qui nient le principe de contradiction, une
démonstration qui le fonderait, au sens fort du terme.
Mais si une telle démonstration est exclue, on peut cependant « établir par réfutation l'impossibilité que la même
chose soit et ne soit pas, pourvu que l'adversaire dise seulement quelque chose ».
Le point de départ, c'est donc le
langage, en tant qu'il est porteur d'une signification déterminée pour celui qui parle et pour son interlocuteur.
Or,
précisément, affirmer l'identique vérité de propositions contradictoires, c'est renoncer au langage.
Si dire « ceci est
blanc », alors « blanc » ne signifie plus rien de déterminé.
Le négateur du principe de contradiction semble parler,
mais e fait il « ne dit pas ce qu'il dit » et de ce fait ruine « tout échange de pensée entre les hommes, et, en vérité,
avec soi-même ».
En niant ce principe, il nie corrélativement sa propre négation ; il rend identiques non pas
seulement les opposés, mais toutes choses, et les sons qu'il émet, n'ayant plus de sens définis, ne sont que des
bruits.
« Un tel homme, en tant que tel, est dès lors semblable à un végétal."
Si la négation du principe de contradiction ruine la possibilité de toute communication par le langage, elle détruit
aussi corrélativement la stabilité des choses, des êtres singuliers.
Si le blanc est aussi non-blanc, l'homme nonhomme, alors il n'existe plus aucune différence entre les êtres ; toutes choses sot confondues et « par suite rien
n'existe réellement ».
Aucune chose n'est ce qu'elle est, puisque rien ne possède une nature définie, et « de toute
façon, le mot être est à éliminer » (Platon).
La réfutation des philosophes qui, comme Protagoras, nient le principe de contradiction a donc permis la mise en
évidence du substrat requis par l'idée de vérité.
Celle-ci suppose qu'il existe des êtres possédant une nature définie.
»
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