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Platon

Extrait du document

Or voici qu'un jour j'entendis faire une lecture dans un livre qui était, disait-on, d'Anaxagore et où était tenu ce langage : « C'est en définitive l'Esprit qui a tout mis en ordre, c'est lui qui est cause de toutes choses. » Une telle cause fit ma joie; il me sembla qu'il y avait, en un sens, avantage à faire de l'Esprit une cause universelle : s'il en est ainsi, pensai-je, cet Esprit ordonnateur, qui justement réalise l'ordre universel, doit aussi disposer chaque chose en particulier de la meilleure façon qui se puisse : voudrait-on donc, pour chacune, découvrir la cause selon laquelle elle naît, périt ou existe? ce qu'il y aurait à découvrir à son sujet, c'est selon quoi il est le meilleur pour elle, soit d'exister, soit de subir ou de produire quelque action que ce soit. (...) Eh bien ! adieu la merveilleuse espérance ! Avançant en effet dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait rien de l'Esprit, qui ne lui impute non plus aucun rôle dans les causes particulières de l'ordre des choses, qui par contre allègue à ce propos des actions de l'air, de l'éther, de l'eau, et quantité d'autres explications déconcertantes. Or son cas, me sembla-t-il, était tout pareil à celui de quelqu'un qui, après avoir dit que dans tous ses actes Socrate agit avec son esprit, se proposant ensuite de dire les causes de chacun de mes actes, les présenterait ainsi : Pourquoi, d'abord, suis-je assis en ce lieu? C'est parce que mon corps est fait d'os et de muscles; que les os sont solides et ont des commissures qui les séparent les uns des autres, tandis que les muscles, dont la propriété est de se tendre et de se relâcher, enveloppent les os avec les chairs et avec la peau qui maintient l'ensemble; par suite donc de l'oscillation des os dans leurs emboîtements, la distension et la tension des muscles me rendent capable par exemple de fléchir à présent ces membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, plié de la sorte, je suis assis en ce lieu! (...) Donner toutefois le nom de causes à des choses pareilles est un comble d'extravagance. Dit-on au contraire que, sans la possession d'os, de muscles, de tout ce qu'en plus j'ai à moi, je ne serais pas à même de réaliser mes desseins? Bon, ce serait la vérité. Mais dire que c'est à cause de cela que je fais ce que je fais, et qu'en le faisant j'agis avec mon esprit, non cependant en vertu du choix du meilleur, peut-être est-ce en prendre plus que largement à son aise avec le langage ! Il y a là une distinction dont on est incapable : autre chose est en effet ce qui est cause réellement; autre chose, ce sans quoi la cause ne serait jamais cause. Or, voilà, à mes yeux, ce que la plupart, tâtonnant comme dans les ténèbres, désignent, d'un terme dont l'emploi est impropre, comme étant une cause. Platon

« Or voici qu'un jour j'entendis faire une lecture dans un livre qui était, disait-on, d'Anaxagore et où était tenu ce langage : « C'est en définitive l'Esprit qui a tout mis en ordre, c'est lui qui est cause de toutes choses.

» Une telle cause fit ma joie; il me sembla qu'il y avait, en un sens, avantage à faire de l'Esprit une cause universelle : s'il en est ainsi, pensai-je, cet Esprit ordonnateur, qui justement réalise l'ordre universel, doit aussi disposer chaque chose en particulier de la meilleure façon qui se puisse : voudrait-on donc, pour chacune, découvrir la cause selon laquelle elle naît, périt ou existe? ce qu'il y aurait à découvrir à son sujet, c'est selon quoi il est le meilleur pour elle, soit d'exister, soit de subir ou de produire quelque action que ce soit.

(...) Eh bien ! adieu la merveilleuse espérance ! Avançant en effet dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait rien de l'Esprit, qui ne lui impute non plus aucun rôle dans les causes particulières de l'ordre des choses, qui par contre allègue à ce propos des actions de l'air, de l'éther, de l'eau, et quantité d'autres explications déconcertantes.

Or son cas, me sembla-t-il, était tout pareil à celui de quelqu'un qui, après avoir dit que dans tous ses actes Socrate agit avec son esprit, se proposant ensuite de dire les causes de chacun de mes actes, les présenterait ainsi : Pourquoi, d'abord, suis-je assis en ce lieu? C'est parce que mon corps est fait d'os et de muscles; que les os sont solides et ont des commissures qui les séparent les uns des autres, tandis que les muscles, dont la propriété est de se tendre et de se relâcher, enveloppent les os avec les chairs et avec la peau qui maintient l'ensemble; par suite donc de l'oscillation des os dans leurs emboîtements, la distension et la tension des muscles me rendent capable par exemple de fléchir à présent ces membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, plié de la sorte, je suis assis en ce lieu! (...) Donner toutefois le nom de causes à des choses pareilles est un comble d'extravagance. Dit-on au con-traire que, sans la possession d'os, de muscles, de tout ce qu'en plus j'ai à moi, je ne serais pas à même de réaliser mes desseins? Bon, ce serait la vérité.

Mais dire que c'est à cause de cela que je fais ce que je fais, et qu'en le faisant j'agis avec mon esprit, non cependant en vertu du choix du meilleur, peut-être est-ce en prendre plus que largement à son aise avec le langage ! Il y a là une distinction dont on est incapable : autre chose est en effet ce qui est cause réellement; autre chose, ce sans quoi la cause ne serait jamais cause.

Or, voilà, à mes yeux, ce que la plupart, tâtonnant comme dans les ténèbres, désignent, d'un terme dont l'emploi est impropre, comme étant une cause. Commentaire 1.

On ne saurait apprécier pleinement cet extrait du Phédon de Platon sans restituer très brièvement son contexte et les circonstances qu'il évoque : a) Le récit que fait Socrate (Or voici qu'un jour...

1) prend place dans une discussion dont le sujet constitue sans doute le motif le plus constant et le plus universel de l'inquiétude humaine : y a-t-il une âme immortelle, qui survive à la mort du corps? b) Cette discussion se déroule dans les heures précédant la mort de Socrate, condamné à boire la ciguë pour crime d'impiété par le Tribunal d'Athènes.

Ainsi, les questions philosophiques qu'aborde le récit de Socrate, apparemment étrangères au contexte et indifférentes aux circonstances, prennent-elles tout leur sens dans le moment crucial où elles se posent.

Elles ne peuvent être séparées ni de la vie d'un homme affrontant la mort en philosophe, en présence de ses compagnons et disciples; ni de l'histoire d'une Cité usant de son droit de vie et de mort à l'encontre d'une philosophie qui la met en question.

Mais aussi : la vie de la philosophie qu'illustre ce texte est inséparable de l'histoire de la philosophie qu'il met en scène.

Socrate a besoin, pour raisonner, d'un « antésocratique », Anaxagore; l'activité philosophique se nourrit du rapport au passé qui l'anime.

Elle s'effectue, par la médiation de livres qu'actualisent sans cesse des lectures, dans une authentique tradition : une transmission de pensées où des questions fondamentales se conservent en se renouvelant; en même temps qu'à travers le dialogue (avec soi-même comme avec des interlocuteurs) où les contradictions peuvent se mettre à l'épreuve. 2.

La structure et le mouvement du texte se laissent aisément ressaisir.

A un premier « moment » (—> ...

quelque action que ce soit) où s'exprime un espoir, celui qu'a éprouvé Socrate à l'énoncé de la thèse d'Anaxagore (on tiendrait enfin l'explication ultime de toutes choses!), succède, deuxième « moment » (> ...

assis en ce lieu!), le constat d'une déception (de découvrir qu'Anaxagore réduit son explication à des causes matérielles qui font dérisoirement silence sur l'essentiel).

Un troisième « moment » (—> fin du texte) s'efforce donc de proposer, au-delà des réactions subjectives de Socrate, l'objectivité d'un point de vue critique sur ce qui est en cause (la propriété des termes et la pertinence d'une distinction, s'il s'agit de clarifier ce que la pensée affronte d'abord obscurément).

Sous cet angle, le sujet singulier du récit (je, Socrate) vise bien à se constituer en sujet impersonnel d'une expérience universelle; et l'exemple produit, où Socrate se prend comme objet pour faire ressortir l'absurdité d'une action et d'une situation ramenées à la pure mécanique et à la seule position d'un corps, vise aussi à fournir la matière de cette expérience — aspects, parmi d'autres, de l'ironie socratique, où il s'agit de faire paraître la possibilité d'un authentique discours de vérité en faisant voir l'intenable naïveté de l'apparence. 3.

Analysons d'un peu plus près, maintenant, ce qui fait le centre d'intérêt du texte : d'abord, les préoccupations spécifiquement philosophiques qui s'y réfléchissent; et ensuite, en réponse, la solution proprement platonicienne qui s'y. »

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