Platon
Extrait du document
«
"Quand on a cru, sans connaître l'art de raisonner, qu'un raisonnement est vrai, il
peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu'il l'est parfois et parfois ne
l'est pas, et l'expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore.
Il
arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser
finissent par s'imaginer qu'ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont
découvert qu'il n'y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun
raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument
comme dans l'Euripe et que rien ne demeure un moment dans le même état.
— C'est parfaitement vrai, dis-je.
— Alors, Phédon, reprit-il, s'il est vrai qu'il y ait des raisonnements vrais, solides et
susceptibles d'être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme
qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes,
paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s'accuser lui-même et son
incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu
de s'en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et ravaler
les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la
réalité ?
— Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose." PLATON
[Introduction]
Si Platon est célèbre pour ses dialogues, c'est entre autres parce qu'il y montre comment la discussion peut mener à
découvrir ensemble la vérité.
Dans les discussions qu'il met en scène interviennent de nombreux raisonnements, qui
cherchent à persuader l'auditeur ou à démontrer quelque chose, et la discussion ne peut progresser que si chacun est
capable de repérer, dans ce qui est dit, ce qui est juste ou vrai et ce qui ne l'est pas.
Il arrive d'ailleurs que Socrate,
effectuant un retour en arrière, fasse remarquer que c'est peut-être à tort que l'on avait admis tel ou tel point, et
reprenne une analyse.
En d'autres termes : on ne peut progresser dans la connaissance que si l'on sait distinguer les
raisonnements vrais des faux.
Faute de quoi, ou bien on reste dans l'ignorance, ou bien, ce qui est pire, on n'accorde
plus sa confiance aux raisonnements eux-mêmes, et l'on s'interdit de trouver la vérité.
C'est précisément ce point que
souligne Platon dans cet extrait.
[I.
L'ignorance logique et ses conséquences]
Celui qui ne connaît pas l'art de raisonner peut faire erreur sur la valeur d'un raisonnement, le jugeant alternativement
vrai ou faux.
Qu'est-ce que cet art de raisonner ? Platon n'en utilise pas le nom, mais on peut y reconnaître la logique,
au sens où elle propose une connaissance des règles que doit respecter un raisonnement pour être acceptable.
Ignorant la logique, le raisonnement me persuade éventuellement pour des raisons qui n'ont rien à voir avec sa validité
stricte.
Ce peut être parce qu'il va dans le sens de ce que je pense spontanément, ou parce qu'il flatte en apparence
mes intérêts ou mes désirs, c'est-à-dire pour des raisons purement subjectives qui n'ont évidemment rien de commun
avec ce que doit être l'universalité du vrai.
C'est pourquoi un même raisonnement peut aussi bien paraître vrai ou faux, pour qui en ignore les règles, selon les
moments – c'est-à-dire selon ses humeurs ou le contexte.
Ce qui m'a d'abord séduit peut ensuite me paraître choquant
ou inacceptable : la proposition n'aura pas changé (en fait, c'est moi qui aurai changé), mais comme je ne la juge que
superficiellement, en fonction d'une opinion qui n'est pas fondée sur l'art de raisonner, elle m'apparaîtra d'un moment au
suivant positive ou négative.
Le pire est qu'il se peut que j'aie raison (ce que je juge en un second temps faux peut en
effet l'être) – mais ce ne sera que par hasard, puisque je reste incapable de justifier mon impression.
Une telle variabilité de mon jugement peut évidemment se répéter, aussi longtemps que je reste ignorant de l'art de
raisonner.
Peu à peu, j'en viendrai alors à ne plus adhérer à aucun raisonnement, puisque tous m'apparaissent
indifféremment vrais ou faux.
[II.
Les rois de la controverse]
C'est ce qui arrive à ceux qui passent leur temps à controverser, c'est-à-dire aux individus qui sont moins soucieux de
la vérité que des apparences du langage (en clair, même s'ils ne sont pas ici nommés : aux sophistes).
À force
d'échanger des arguments et des contre-arguments, de juger qu'aucun raisonnement ne peut durer bien longtemps
pour peu qu'on sache le contester habilement, ils en viennent nécessairement à
s'imaginer » qu'ils ont acquis une certaine sagesse et qu'ils ont découvert ce qui ferait leur supériorité : que tout
change d'un moment à l'autre, y compris les raisonnements.
Il est vrai qu'à première vue, tout peut sembler être comme dans l'Euripe : inlassablement changeant, pris dans un
permanent flux et reflux qui ne laisse rien en place et ne montre rien de stable, c'est-à-dire rien à quoi se fier, sur quoi
appuyer la pensée.
Mais pour Platon, il ne s'agit là que d'apparences, et le raisonnement a précisément pour portée de
montrer qu'au-delà des apparences, il est parfaitement possible de découvrir des éléments stables.
Est alors philosophe.
»
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